Lettre ouverte aux maires et aux autorités municipales de Paris pour la défense des aménagements parisiens de Bernard Huet.
A l’heure où le ministère de la Culture a demandé à des chercheurs et historiens d’approfondir l’histoire de l’enseignement de l’architecture depuis la fin des années 60 et où, conséquemment, le travail réformateur de Bernard Huet (fondateur de l’Unité pédagogique n°8 – Ecole nationale d’architecture de Paris-Belleville – et de l’Institut parisien de recherche architecture urbanistique et société, reconnu par le CNRS) est décrit et analysé, il est affligeant de constater que les espaces publics que ce même architecte a conçu pour la ville de Paris sont actuellement dans un état d’abandon et de dégradation alarmant.
C’est en effet à Bernard Huet (1932 – 2001) architecte, enseignant, chercheur, grand prix de la critique architecturale (1983) puis de l’urbanisme et de l’art urbain (1993) que fut confié l’aménagement de quatre sites majeurs ou sensibles à Paris : la place Stalingrad (XIXe), l’avenue des Champs-Elysées (VIIIe), le parc de Bercy (XIIe) et la place des Fêtes (XIXe). Une visite de chacun de ces espaces urbains nous amène à constater aujourd’hui que, par un manque d’entretien associé à une politique laxiste, de multiples ajouts, destructions et modifications ont largement modifié, voire enlaidi le paysage urbain et l’esthétique des espaces conçus par l’architecte.
A contrario, les espaces publics que l’architecte a entre autres réalisé à Amiens, Bourges ou Clermont-Ferrand (aménagement du parvis et des abords de leurs cathédrales) témoignent et démontrent qu’un entretien attentif des espaces publics est possible en France et qu’il en résulte, non seulement un plaisir et une satisfaction des usagers, mais aussi l’inutilité d’y envisager de lourds travaux de rénovation : une maintenance continue d’un espace urbain suffit à le préserver dans son authenticité.
Les quatre aménagements parisiens de Bernard Huet
1. La place Stalingrad (XIXe)
Livrée en 1989, l’aménagement de la place Stalingrad a été conçu par Bernard Huet dans le respect du schéma d’aménagement mis au point par l’APUR (Atelier parisien d’urbanisme).
Les objectifs du projet furent dès le départ étroitement liés au programme d’aménagement du bassin de la Villette et s’inscrivaient dans le plan de mise en valeur des canaux décidée par la Ville de Paris. Cet égard municipal et architectural pour le «patrimoine fluvial» était donc à l’oeuvre dès cette époque.
La place de Stalingrad s’ouvre en effet sur l’une des plus grandes compositions urbaines de Paris qui se développe sur plus de 2 500 mètres de longueur : elle part du canal de l’Ourcq, se prolonge par le majestueux bassin de la Villette et s’achève sur la Rotonde construite par l’architecte C.N. Ledoux, point focal de cet ensemble remarquable.
S’appuyant sur l’analyse historique du site, Bernard Huet avait pour ambition d’achever cette grande composition amorcée au XIXe siècle dont la Rotonde est l’aboutissement. Il fallait donc l’inclure dans un nouvel espace urbain, clos et protégé par ces bastions qui portent la mémoire de l’enceinte des Fermiers Généraux. Si bien que, pour tout un chacun, ces bastions semblent avoir toujours existé.
Rappelons les propos de Bernard Huet : «Ainsi, cette réalisation fidèle à l’esprit de l’histoire du lieu est une réponse architecturale qui achève un long processus. Sa force réside dans l’évidence presque naïve d’une ordonnance ‘naturelle’ qui ferait penser que le projet était déjà inscrit dans le destin de ce lieu. La parole de l’architecte doit se faire discrète devant la permanence de la Ville».
Les altérations et les dégradations
Au succès populaire et aux défilés de mode qui ont marqué les premiers temps ont succédé l’installation de dealers chassés de l’îlot Chalon, puis de Saint-Ouen, concomitant avec un réel laxisme concernant l’entretien et la maintenance des lieux.
Les réponses de la municipalité
Pour pallier à cette situation préoccupante, la municipalité a misé sur le développement d’activités commerciales en concédant les deux espaces disponibles à des brasseurs et restaurateurs installés dans la Rotonde et dans le local en pointe sur le bassin.
En 2006, la municipalité a entrepris des travaux de rénovation lourde – notamment en démolissant les deux escaliers centraux et en occultant les passages côté écluse. Ces travaux comprenaient également la bétonisation des sols en remplacement du sable stabilisé (alors que la municipalité se bat par ailleurs contre leur imperméabilisation…). Entre-temps, des extensions au restaurant de la Rotonde ont été favorisées pour «animer» la place, entraînant la constitution d’espaces de rejet en pleine vue ou à ciel ouvert (stocks et dépôts, arrières de cuisines, poubelles, palissades) et la prolifération de mobiliers hétéroclites et d’enseignes autour du monument.
De son côté, le restaurant de la pointe a investi la toiture terrasse et développé du mobilier et des équipements (velums, parasols articulés géants, réseaux apparents…) totalement inappropriés à l’esthétique du lieu.
Le constat de l’action publique – ou de son inaction – et les dommages collatéraux engendrés par l’envahissement des activités commerciales – sont simplement désastreux. Quant à la consultation actuellement en ligne concernant le devenir de la place, elle se révèle particulièrement biaisée tant les questions et l’étroit éventail des réponses préformulées sont orientées pour légitimer et justifier la démolition des bastions. Une telle démolition ne serait qu’un retour à l’état antérieur et renverrait la Rotonde dans les mailles du viaduc du métro.
2. L’avenue des Champs-Elysées (VIIIe)
Livré en 1994, l’aménagement a été réalisé à la suite d’un concours gagné par l’architecte. Le projet consistait à débarrasser les trottoirs des contre-allées de stationnement, de replanter la seconde file d’arbres que ces contre-allées avaient supprimé, de régler définitivement les implantations commerciales sur les trottoirs, de favoriser et fluidifier les flux piétonniers, de définir le dallage des sols, de dessiner et d’implanter les accès aux parkings souterrains. Cette réalisation a permis de redonner à l’avenue sa majesté initiale et son caractère monumental.
Les altérations et les dégradations
Dès la livraison, les terrasses dites d’été (par distinction des terrasses couvertes) de l’avenue ont dérogé à la règle sous la pression des commerçants qui exigeaient de pouvoir s’installer sur le mail (côté chaussée) alors que celui-ci n’était destiné qu’à la seule déambulation, de la Place de l’Etoile à celle de la Concorde. Outre ces contre-terrasses, de nouveaux kiosques publicitaires imposants implantés sur le mail sont venus ajouter à la confusion, à la congestion des flux piétonniers et l’altération des perspectives.
Par ailleurs, certains dallages sont depuis longtemps dans un état très dégradé sans que cela n’entraîne de restauration à l’identique, régulière et systématique – comme on le voit dans les autres capitales européennes.
3. Le parc de Bercy (XIIe)
Livré en 1997, l’aménagement a été réalisé à la suite d’un concours gagné par Bernard Huet (en association avec Marylène Ferrand, mandataire, Jean-Pierre Feugas, Bernard Leroy, architectes et de Ian Le Caisne et Philippe Raguin, paysagistes). A ce jour, le passage sous la rue Joseph Kessel (ex-rue de Dijon) qui devait réunir les parties Est et Ouest de l’aménagement dans un ensemble plus vaste n’est toujours pas réalisé 22 ans après sa livraison.
Les altérations et les dégradations
Plusieurs ajouts «paysagers» rapportés au fil du temps enlaidissent la Grande Prairie et les Jardins Thématiques au centre de la composition – et notamment le pavillon de l’Eau. Le canal côté ouest est à sec et une zone de la grande pergola qui le borde a subi un tassement accidentel sans que des travaux ne soient entrepris pour la restaurer. Toute une partie se trouve ainsi interdite d’accès.
On observe çà et là des dégradations sans réparation (les tonnelles de la Roseraie, les parements de briques noires autour du pavillon de l’Air…). Côté jardin, la paroi architecturée de béton blanc de la grande terrasse et celle opposée, en pierre, côté Seine n’ont jamais été ravalées. Elles sont aujourd’hui couleur de suie.
Les réponses de la municipalité
Les entrées de la gare routière de part et d’autre des grandes marches d’eau ont perdu leur espace de dégagement et toute visibilité.
En effet, pour détourner les jeunes usagers de la Grande Prairie qui supportait mal leurs pratiques, la Ville leur a concédé de part et d’autre des grandes marches d’eau, des espaces de jeux et d’entraînement, dont certains sont enclos. Elle a aussi installé un skate-park abrité, couvert intégralement de graphs et tags, y compris sur les ouvrages d’art du Parc, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’enclos.
Les conséquences sont désastreuses pour les autres usagers, les plus nombreux.
4. La place des Fêtes (XIXe).
Livré en 1996, l’aménagement a été réalisé à la suite d’un concours gagné par l’architecte (en association avec David Bigelman et Zoltan Zsako). Pour marquer la centralité du nouvel aménagement et intégrer les contraintes intangibles du site (ventilation du parking souterrain et accès piéton), Bernard Huet a conçu un signal de forme hybride, entre la pyramide et l’obélisque. Sa décoration, oeuvre de l’artiste Zoltan Zsako, célébrait le bicentenaire du décès de Mozart (1991) par l’évocation de son opéra La flûte enchantée. Eclairée de l’intérieur, sa partie sommitale en verre servait également de repère la nuit.
Les altérations et les dégradations
La pyramide fut rapidement la cible d’actes divers de vandalisme et d’incivilités : démolition du socle par des véhicules d’entretien, de livraison ou en stationnement sauvage, impacts de projectiles sur les éléments vitrés, tags, disparitions d’éléments moulés de l’artiste.
Les réponses de la municipalité
Par le passé, des initiatives ont été prises par la municipalité pour tenter de palier à ces problèmes (réparations de fortune, modification grossière de la partie sommitale).
Aujourd’hui, l’interdiction totale aux véhicules et le redéploiement du marché forain à l’extérieur de la place permettent de sécuriser les lieux. Si cette interdiction avait être prise dès le début, tout ou partie des dégradations auraient pu être évitées.
Le 13 août dernier, un article du Parisien nous informe que «la pyramide de la Place des Fêtes n’est plus». Monsieur Dagnaud, maire du XIXe, s’en réjouit d’un tweet dans des termes qu’il a récemment utilisés pour promouvoir le futur réaménagement de la Place Stalingrad : «une page est tournée» – tout en ayant pris soin préalablement de remercier ( ?) les ayants-droit de l’architecte.
La pyramide sera remplacée par une cabane pseudo-utilitaire (un petit local associatif), un édicule médiocre et sans qualité urbaine qui va se substituer à une oeuvre d’art. Pourtant, la structure en inox de la pyramide n’avait absolument pas été altérée en trente ans. Elle aurait donc pu servir à supporter un nouveau parement plus pérenne et tout aussi ornemental.
Signification et fortune des espaces publics
Quelle est la signification de toutes ces déclarations obsessionnellement répétées :
– «Nous allons écrire une nouvelle page» ? ou bien encore : «cet aménagement de trente ans a fait son temps»
– «L’objectif est clair : assainir, libérer le Paris d’aujourd’hui et de demain» (extrait du texte municipal Le renouveau des grandes places parisiennes).
– «Paris veut de l’audace !» selon l’adjoint à la culture…
On peut comprendre que, dans la perspective des prochaines élections municipales, les élus proposent de nouveaux projets tendant à démontrer leur pouvoir de transformation de l’espace public et, par conséquent, la faculté d’agir sur l’apparence et la physionomie de la cité. Il faut bien constater que cette frénésie de changement s’accompagne malheureusement le plus souvent d’un enlaidissement des espaces concernés. Ce faisant, les autorités municipales concourent de fait, objectivement, à la disparition et à la déformation de l’espace parisien.
Rappelons de nouveau les propos de Bernard Huet : «La première qualité d’un projet urbain repose sur l’évidence et la simplicité des solutions qu’il apporte. La beauté d’une ville dépend essentiellement de la qualité de ses espaces publics, de ses rues, de ses places et de ses jardins. L’un des tous premiers objectifs du projet urbain est de donner une forme précise et autonome aux espaces publics afin qu’ils puissent ordonner et régler les édifices qui leur donneront une consistance spatiale».
Aussi nous, architectes, urbanistes, sociologues, enseignants, historiens de l’architecture et artistes ou simples signataires de cette lettre ouverte, demandons que l’équipe municipale démontre ici et maintenant, dans son programme et dans les faits, son attachement à la préservation et à la restauration de notre patrimoine urbain, et en particulier celui réalisé par Bernard Huet. Et, dans cette perspective nous demandons que les réalisations urbaines de celui-ci, qui s’inscrivent dans la généalogie des espaces parisiens remarquables tant par leur composition que par leurs qualités formelles et d’usage, soient correctement entretenus, voire restaurés avec soin.
Afin que les espaces publics mentionnés puissent retrouver leurs caractères urbains et leurs qualités formelles, nous demandons :
Pour la Place Stalingrad
– L’abandon des menaces de destruction des bastions ; le ravalement complet des élévations architecturales ; le rétablissement des cheminements ; le rétablissement du sable stabilisé ; la rénovation et la taille des plantations ; l’établissement d’un cahier des charges à l’attention des commerces incluant un périmètre strict d’exploitation, la restriction et choix de mobilier et d’équipements et toutes les contraintes en rapport avec le site ; une consultation pour rétablir l’évocation de la darse et remise en eau de la fontaine de Georges Jeanclos côté ouest ; une consultation pour la réalisation de l’oeuvre d’art au centre du bassin.
Pour l’Avenue des Champs-Elysées
– La restauration des revêtements de sol ; l’établissement d’une charte d’occupation des sols pour les terrasses d’été.
Pour le Parc de Bercy
– La réalisation du passage sous la rue J. Kessel (ex rue de Dijon) ; la restauration de la grande pergola ; la remise en eau du canal ouest ; la suppression des ajouts végétalisés sur le tumulus du pavillon de l’eau ; la rénovation des conditions d’accès et restauration des abords de la gare routière ; le déplacement des enclos et du skate-park ; le ravalement des murs en pierre et de béton blanc de la grande terrasse ; la restauration de la Grande Prairie.
Pour la Place des Fêtes
– de connaître la destination des éléments artistiques et architecturaux démontés : éléments de moulage, porte de bronze, structure inox de la pyramide ; de suspendre sine die la réalisation de la cabane et prendre le temps d’organiser une véritable consultation comportant diverses propositions, dont le maintien de la pyramide avec un nouveau revêtement.
79 architectes
Paris, le 10 janvier 2020