Vous avez aimé la loi ELAN, vous allez adorer la loi ASAP. Depuis ELAN, plus besoin de justifier de la complexité d’une opération pour passer les marchés en entreprises générales. Avec ASAP, il leur suffira de décréter l’intérêt général et/ou l’urgence sanitaire pour s’éviter les irritantes obligations de publicité et mise en concurrence. Byzance !
De quoi s’agit-il ? La loi d’accélération et de simplification de l’action publique (dite ASAP), a pour objectif, comme son nom l’indique, de simplifier l’action publique, au risque évidemment du théorème de Durkheim qui, comme le rappelle François Scali*, voue toute tentative de simplifier les procédures à l’effet strictement inverse.
Pour autant, la loi ASAP à peine adoptée fin octobre 2020 à l’issue d’une procédure accélérée as soon as possible, une soixantaine de députés de l’opposition de gauche avaient saisi le Conseil Constitutionnel, déplorant notamment « les nombreux allègements de procédure visant à accélérer les implantations industrielles »* et l’introduction par le gouvernement, par voie d’amendements, d’un « important volet relatif à la commande publique ».
« C’est un recul de l’encadrement des marchés publics. Nous craignons la multiplication des délits de favoritisme à long terme dans un contexte où l’argent va couler à flots dans les collectivités territoriales », estimait pour sa part Kévin Gernier, en charge des collectivités territoriales au sein de l’ONG Transparency France (Le Monde 6/10/2020). Sentiment confirmé dans le même article par Elise Van Beneden, la présidente de l’ONG Anticor : « quand on n’est pas dans la mise en concurrence et l’obligation de publicité, on n’est plus dans la transparence mais dans l’opacité », dit-elle.
Des craintes apparemment infondées puisque c’est cette loi que, dans une décision du 3 décembre 2020 (n° 2020-807 DC), et à part quelques cavaliers législatifs mis là pour faire diversion, le Conseil constitutionnel a pour l’essentiel déclarée conforme à la Constitution. La loi était publiée sans attendre au Journal officiel le 8 décembre 2020. C’est donc bel et bien parti.
Le code de la commande publique en est certainement bouleversé, ne serait-ce que parce que le seuil des marchés publics sans ni publicité ni concurrence préalable va passer de 70 000 à 100 000€ pour des travaux. Noter qu’en 2019, ce seuil était encore à 25 000€, avant de passer à 40 000€, puis à 70 000€ en juillet 2020 « pour faire face à la crise économique » et donc maintenant à 100 000€, histoire d’avoir un chiffre bien rond « pour faire face à la crise économique ou sanitaire ou sociale ou environnementale… (choisissez votre crise) ».
Certes, cette exception n’est valable que jusqu’au 31 décembre 2022 et, promis juré, il sera temps alors de reprendre les bonnes habitudes et de revenir au seuil de 25 000€. C’est le même schéma, en plus resserré, que celui qui prévalut pour imposer la conception-réalisation qui ne fut d’abord que « testée » pendant trois ans et puis trois autres encore, et encore, et que la loi ELAN a fini par graver dans le marbre, entérinant une fois pour toutes l’hégémonie des entreprises et des promoteurs en tant que mandataires des projets.
A propos de politique du fait accompli, une autre mesure précieuse de la loi ASAP permet désormais, « à la demande du pétitionnaire et à ses frais et risques, de démarrer des chantiers issus de permis de construire, d’aménager et de démolir, ainsi que de déclarations préalables, avant la délivrance de l’autorisation environnementale ». Et si l’autorisation environnementale est refusée ? Les fameux « frais et risques » ?
Or chacun sait que, entre les recours et les contentieux, avant qu’un constructeur indélicat doive rendre des comptes environnementaux… Bref, cette décision est une autorisation de s’en tamponner de l’autorisation environnementale. Politique du fait accompli.
D’autant que le Conseil constitutionnel introduit, pour ce qui a trait aux marchés sans publicité ni mise en concurrence, le motif « d’intérêt général ». Certes, précisent les Sages, « les dispositions [de la loi] n’exonèrent pas les acheteurs publics du respect des exigences constitutionnelles d’égalité devant la commande publique et de bon usage des deniers publics ». Cela va sans dire. Mais les mêmes conviennent cependant que des « circonstances exceptionnelles » non précisées mais d’intérêt général peuvent justifier la mise en œuvre de règles dérogatoires. Les Sages sont sans doute animés de bonnes intentions mais l’âme humaine est retorse.
Maintenant, pourquoi cela concerne-t-il l’architecture ? Voyons les explications de texte de Guillaume Kasbarian, rapporteur de la loi et député La République en Marche (LRM) d’Eure-et-Loir. « C’est une mesure attendue par les élus locaux, le secteur du BTP. On le fait pour accélérer la relance et pour permettre la rénovation thermique et énergétique des bâtiments. Je ne vois pas où est le débat », dit-il, cité par Le Monde (6/10/2020).
Ha parce que, première nouvelle, le secteur du BTP est particulièrement concerné par cette loi ASAP ? Elle n’est pas juste destinée à acheter des masques finalement ? Il en va de la relance ? En tout cas on sent l’accélération. Voyons, en guise de règle dérogatoire, si les Majors du bâtiment faisaient œuvre œcuménique en s’engageant ensemble auprès du gouvernement à construire 400 000 nouveaux logements par an pendant cinq ans (le chiffre de 400 000… vieille lune jamais atteinte), considérant la « crise » « urgente » du logement, ces Majors qui chuchotent aux oreilles des puissants ne parleraient-elles pas au nom de l’intérêt général ?
Intérêt général encore si les mêmes sont d’accord pour livrer vite fait des hôpitaux standards à moindre coût ; n’est-ce pas là en effet une façon d’accélérer la résorption évidemment urgente d’une vaste « crise » sanitaire ? Il suffit sans publicité de leur confier le budget et les Majors se débrouillent dans l’intérêt général ? C’est vrai quoi, le secteur public n’a pas le monopole du cœur !
Comment feront cependant les élus pour faire la différence entre des projets tous pareils placés sous le signe de la finance ?
Justement, pour les aider, la loi ASAP introduit un nouveau type de « marché public global sectoriel ». L’Etat peut ainsi « confier à un opérateur économique une mission globale portant sur la conception, la construction, l’aménagement, l’exploitation, la maintenance ou l’entretien des infrastructures linéaires de transport de l’Etat ». Et pour le bâtiment, bientôt trois ou quatre opérateurs de missions globales, de la planche à dessin à la livraison, clefs en mains, et voilà ainsi un pays bien simplifié ?
Si masques et tests peuvent être commandés sans appel d’offres au prétexte de l’urgence et de l’intérêt général, pourquoi en effet des bâtiments, privés ou publics, ne le seraient-ils pas ? Se souvenir quand même que les mêmes arguments étaient déjà servis chauds il y a vingt ans quand il fallut imposer les Partenariats-Public-Privé (PPP). En France, quand l’urgence ne dure pas vingt ans, il n’y a pas urgence. Quant à l’intérêt général, pour une loi de simplification, cela ne va-t-il donc pas de soi que le Conseil Constitutionnel se sente tenu de le préciser ?
Les PPP justement, inventés par les Anglais, qui en 2002 les abandonnaient au moment où Nicolas Sarkozy, alors président de la République, les mettait en place en France. Toujours plus rapides les Anglais ! De fait, nos voisins d’outre-manche ont dès le 18 mars 2020 voté une loi, similaire dans l’esprit à notre loi ASAP, autorisant les cabinets ministériels à conclure des marchés sans procédure de mise en concurrence. Bravo ! Quelle anticipation british !
Jusqu’à ce qu’un article du Monde (23/12/2020) ne vienne détailler comment, en six mois à peine, la renommée administration britannique, surtout quand elle était proche du pouvoir, semble s’être un peu trop gavée de confiture, une nouvelle « République des copains » alimentant les scandales dans la presse. Commandes exotiques de matériel anti-covid à un bijoutier de Miami, ou un ex-tenancier de bar ? « Au 31 juillet, le NAO, institution réputée pour son indépendance, dénombrait 8 600 contrats publics signés depuis mars, pour une valeur totale de 18 milliards de livres sterling (environ 20Md€) dont des milliers d’entre eux, d’une valeur totale de 10,5 milliards de livres (environ 12Md€), ont été accordés sans mise en concurrence », indique l’article. Qui précise que des contrats ont été établis après livraison ou non publiés dans les 90 jours suivant leur signature.
Douze milliards sans publicité ni concurrence, en six mois, c’est un marché ! Et la France devrait attendre ? D’autant qu’il semble que les habitudes se prennent vite !
En tout cas, tandis que les demandes d’ouverture d’enquêtes tous azimuts à ce sujet se multiplient au Royaume-Uni, il est curieux de constater que les membres du gouvernement français, s’ils semblent tétanisés par les perspectives judiciaires au regard de la vaccination de la population, ne semblent en revanche nullement inquiets du risque d’être dans six mois poursuivis pour corruption.
Il faut dire qu’un jugement au pénal est toujours à craindre s’il y a mort d’homme ou de femme ou d’enfant, surtout si un animal domestique a été également maltraité ou contaminé durant l’affaire. Les histoires « présumées » de corruption en revanche, à ce niveau, prennent des décades avant de trouver une issue, laquelle visiblement n’empêche pas de dormir nos législateurs empressés de la loi ASAP.
Christophe Leray
P.S. Et si nous étions Chroniques de la nature, il y aurait également beaucoup à dire sur cette loi ASAP qui, conforme donc à la Constitution, remet en cause le droit industriel de l’environnement. Bientôt une usine Seveso verte et durable près de chez vous ?
* Voir la chronique Bureaucratie et leasing administratif ou la collusion des données