
Martine, maire sans étiquette de Sainte-Gemmes, une petite ville de banlieue, est, par la force des choses, de plus en plus férue d’architecture. La raison pour laquelle elle est allée faire un tour à la Biennale de Caen, parce qu’aussi ce n’est pas si loin de chez elle, aussi parce que c’était l’occasion d’un week-end en famille sur la côte. Si elle a découvert l’architecture et l’urbanisme quand elle fut élue pour la première fois, elle en a vite compris l’importance et monsieur et les enfants ont pris l’habitude de ces ‘week-ends découverte’. Mais, à Caen, une chose apparemment triviale a frappé Martine.
Alors qu’elle se promenait sur la nouvelle promenade plantée le long du canal qui mène de Caen à la mer, elle repensa d’abord à Tadao Ando dont elle avait appris que la première chose qu’il faisait sur ses chantiers était de déterminer les circulations des engins puis, dans les espaces libres, de planter des arbres. Quand le bâtiment est livré, cinq ou six plus tard, les arbres ont poussé et c’est déjà beau pour les usagers avait-il expliqué. Bref Martine comprenait parfaitement bien que la promenade fut réalisée en premier, bien avant que logements, bureaux et équipements ne soient édifiés sur les friches industrielles adjacentes.
Ayant eu l’occasion de réfléchir quant à l’usage des berges de sa petite ville, elle appréciait donc en connaisseur le travail du paysagiste Michel Devigne. Le mobilier dessiné par Inessa Hansch lui plut immédiatement ainsi que ses estacades en surplomb sur le canal. Tant de poésie. Mais elle remarqua que, sur ces estacades justement, les garde-corps semblaient rapportés, dessinés après coup. Renseignement pris, c’est bien le cas, ces garde-corps n’étaient pas prévus dans le design original.
Apparemment, la noyade en juillet 2010 d’un jeune homme de 19 ans qui voulait traverser le canal à la nage a ému la population. Martine comprend bien la douleur de la famille. Par chez elle, les gens savent bien que, de temps en temps, on va retrouver dans le fleuve des jeunes gens rentrant de boîte en ayant trop bu, un commercial qui s’est endormi au volant, les corps difficilement repêchés quand ils sont plaqués contre les piles du pont. Cela arrive se dit-elle. D’autant qu’elle constate que le canal de Caen, aux eaux calmes, ne semble pas vraiment pas dangereux, surtout en été ; ce n’est pas la Loire ou le Rhin.
Pourtant, pour le coup, il a fallu à l’architecte installer des garde-corps sur les estacades. Et Martine de découvrir ensuite que, pour les mêmes raisons, l’un des quais du bassin St Pierre a lui aussi été doté d’un garde-corps, sur toute sa longueur. En discutant avec les édiles, elle apprend que ce sera peut-être bientôt le cas du quai opposé. C’est déjà ce qu’ils ont fait à Bordeaux, là encore suite à des noyades. Encore la Garonne est-elle dangereuse. Quoi, se dit Martine, il y a en France des milliers de kilomètres de quai, de berges, de rives, faudra-t-il bientôt mettre des garde-corps partout ? Va-t-elle devoir elle aussi ‘encager’ les berges de Sainte-Gemmes ? Grillager les pontons du petit port ? Faudra-t-il mettre des garde-corps aux falaises pour empêcher les suicides ?

Martine se dit que ce n’est que folie et que l’homme a tout à perdre à être ainsi perçu comme un être décérébré et déresponsabilisé.
D’une part, cela n’empêche pas les gens de se noyer. Tiens il y a peu justement, un pêcheur, victime d’une crise cardiaque, ou encore un jeune homme bourré, voire ce migrant qui s’était jeté dans l’eau lors d’une rixe. Faut-il interdire la pêche parce qu’en cas de crise cardiaque… Elle le sait, les garde-corps des estacades sont un leurre. Comme si cela allait arrêter le mec bourré ou celui qui veut se fiche en l’air.
C’est vrai que la société s’est judiciarisée. Le gamin qui fait l’imbécile bourré dans sa voiture et finit avec les poissons et ce sont des parents effondrés qui vont porter plainte contre la commune. «S’il y avait eu un garde-corps, il ne serait pas mort», soutiennent-ils en substance. Aussi les communes se gardent-elles en dessinant des chemins bien balisés avec des garde-corps même symboliques dont la fonction n’est autre que de signifier que dans le chemin, vous êtes couverts, au-delà du garde-corps, c’est de votre responsabilité. Sauf que tous ces aménagements ont un coût. Et Martine, aux commandes des finances de la commune, le connaît.
Une surenchère sécuritaire qui n’est pas sans inquiéter Martine. Au moment même où l’Etat diminue ses dotations, il lui faut désormais aussi ‘sécuriser’ les écoles et Martine voient passer dans son bureau moult commerciaux qui lui proposent moult systèmes de caméras, de portiques, de portillons… Mais ces aménagements, soi-disant au nom de la sécurité dans sa petite ville pourtant calme, ont aussi un coût, qu’elle connaît aussi d’ailleurs.
Bref, ça plus ça font autant de budget enlevé ailleurs et Martine voit bien l’ironie que mettre sur le compte du budget de l’éducation la sécurisation des écoles, c’est autant de moins consacré à la pédagogie et au soutien des élèves.
A tout prendre, puisque chez elle il y a plus de gens qui se noient que de victimes de terrorisme, autant dans ce cas mettre des garde-corps le long de la rivière, ça au moins des entreprises locales peuvent le faire et il y aura sûrement un architecte pour lui dessiner quelque chose de bien.

Soudain Martine comprend que cette entreprise de sécurisation va bien au-delà de sa commune. Elle a remarqué par exemple que tous les toits plats, à Paris notamment, se doivent tous désormais d’être dotés de garde-corps, aux normes bien précises. Pourtant seuls les professionnels ont accès à ces toits et ils n’y montent que rarement. Et les entreprises et les syndics d’obéir à la loi et de passer à la caisse, alimentant les commissions et taxes de toute la chaîne de distribution. Les garde-corps, pour les entreprises et intermédiaires concernés, c’est décidemment une affaire qui marche.
Et puis, quand toute la France sera protégée par des garde-corps, il faudra alors sécuriser toutes les fenêtres et balcons. Il y a en effet plus de 250 morts par an par défenestration, des enfants surtout. La logique voudrait donc…
Bref, Martine se dit que depuis des millions d’années, l’homme moderne normalement constitué, et ça vaut pour 99,99% de la population mondiale, quand il s’approche d’un précipice, il fait gaffe. Selon elle, l’urgence n’est donc pas de mettre des garde-corps partout.
Mais bon pourra-t-elle résister ? Déjà des parents demandent bruyamment pourquoi il n’y a pas encore de caméras dans toutes les écoles, crèches et maternelles de sa commune. Les mêmes qui mettent tout un tas de gadgets dans la chambre de bébé pour savoir immédiatement s’il se passe quelque chose. Elle entend déjà des membres du conseil municipal s’en faire l’écho parce qu’ils ont vu un reportage la veille à la télé. Sans compter qu’aucune entreprise locale ne dispose de cette expertise et qu’il faudra en plus embaucher quelqu’un pour gérer ce nouveau réseau. Les mêmes viendront ensuite réclamer une baisse du nombre des fonctionnaires de la ville.
Alors Martine ne se voit pas leur parler du nombre de défenestrations. Elle a déjà perdu la bataille pour les jeux pour enfants, tellement sécurisés qu’ils en sont devenus sans intérêt et que les enfants n’y vont plus, préférant jouer dans la rue. Elle avait pourtant souhaité garder de ces jeux qui donnent un peu le frisson, que les enfants apprennent leurs limites. Mais les marchands de mousse ont gagné.
Aussi, pour les garde-corps, elle en parlera donc à l’architecte, autant s’y préparer en amont plutôt que d’avoir à rapporter des éléments après coup.
Christophe Leray