Ethel Hazel, psychanalyste de l’architecte et tueur en série Dubois, s’interroge sur le devenir de l’âme de ses victimes. Dr. Nut, le policier qui le traque, sait que l’âme n’est parfois que contraste de blanc et de noir, de mille nuances de gris le plus souvent. Aïda, la fliquette, navigue de l’infiniment grand à l’infiniment petit.
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« L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique, de formes assemblées dans la lumière ».
Le Corbusier
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Ethel Hazel attend l’architecte, presque heureuse et impatiente de le revoir. Penser à lui, car elle y pense constamment – elle vit quand même une aventure incroyable, se dit-elle – l’a fait réfléchir quant à son propre engagement moral. Après tout, il lui suffirait d’un coup de fil à Dr. Nut ou qu’elle refuse simplement de le revoir et toute l’histoire s’arrêterait là et elle pourrait reprendre sa vie normale. Mais qu’est-ce qu’une vie normale ? Qu’est-ce que sa vie à Elle ? Elle a c’est vrai désormais le sentiment d’être « engagée », même si elle ne sait pas trop dans quoi. En tout cas, elle n’a pas appelé la police et elle ne peut plus passer sous silence ses propres motivations, de moins en moins inconscientes, à agir ainsi ? Et était-ce la police qui veillait sur elle l’autre soir ? En y repensant elle avait fini par trouver bizarre la livreuse de fleurs, et le coup de fil tard dans la nuit, juste quand Dubois était là… Dr. Nut ? Elle imagine la découverte de son corps… Sans doute l’affaire aurait valu une brève dans Le Parisien, elle aurait eu son petit quart d’heure de célébrité. Elle en rit encore. Pour autant, elle ne s’explique toujours pas pourquoi l’architecte l’épargne et pourquoi était-elle si prête à mourir. Est-ce parce qu’elles craignent de mourir que Dubois les tue ? Est-ce leur terreur qui l’excite ? Quant à moi, se dit-elle, cela ne fait-il pas déjà deux fois que je suis morte ? Une morte vivante, cela vaudrait bien un quart d’heure de célébrité ! Et elle en rit encore, le cœur léger… Mais bon, ceux qui reviennent de la mort ont généralement tout un tas d’histoire à raconter, une grande lumière blanche, toute la famille qui attend, etc. Ethel n’a que des trous noirs. Et l’engagement moral de Dubois ?
Ding Dong
Ethel Hazel (qui cache son impatience tandis que Dubois s’allonge. Enfin…) – Depuis tout ce temps que nous nous voyons, et même depuis peu que nous nous connaissons bien mieux, vous n’avez jamais abordé la question de Dieu.
L’architecte – Parce que Dieu est un concept qui ne me préoccupe pas.
E.H. – Euh… C’est un peu plus qu’un concept il me semble.
L’architecte – En êtes-vous certaine ? C’est en tout cas, je vous l’accorde, une question qui préoccupe l’humanité tout entière ; impossible d’aller nulle part sans tomber sur des gens qui croient en un dieu, le plus souvent avec une passion sanguinaire puisque ce n’est jamais le même Dieu. Comment voulez-vous que ces gens-là mènent une vie équilibrée s’ils pensent qu’il n’y a qu’un dieu unique mais qu’ils sont bien obligés, en même temps, de constater que, des dieux uniques, il y en a des milliers ? C’est ce conflit mental qui rend fous les croyants. Si ce n’est pas là une source de frustration… Alors ils battent leurs femmes, un trait commun à quasiment toutes les religions !!! Quant à moi, j’ai trouvé une réponse satisfaisante qui me permet de vivre pleinement la seule vie que je n’aurai jamais : je remercie chaque jour le soleil – Amon – et la lune de leurs bienfaits et d’être là pour en parler.
E.H. (du tac-au-tac) – C’est donc bien une croyance.
L’architecte – Sans doute, si vous le dîtes, mais il n’y a aucun intermédiaire entre moi et le soleil, dont j’ai l’assurance qu’il sera là demain ; le soleil n’a qu’une seule promesse mais elle n’est pas vaine. Et cette croyance, comme vous dîtes, est à la source de mon travail comme elle devrait l’être à tout architecte. La vie commence avec le soleil et la lumière et quitte à élever des temples, autant construire des ouvrages en hommage à un concept qui ne se révèle ni juge ni policier car personne ne peut parler au nom du soleil ou de la lune tandis que parler au nom d’un dieu quelconque, c’est à la portée du premier imbécile venu, la preuve, regardez l’état du monde…
E.H. – Votre croyance n’est donc pas liée à un engagement moral quelconque, vous vous croyez tout permis ?
L’architecte – Au contraire, en tant qu’architecte, il me semble que notre mission est d’apporter à nos concitoyens sécurité et confort, de faire entrer le soleil et la lumière naturelle dans les espaces que nous créons et, surtout, de donner de l’espoir plutôt que répandre un discours de haine dans lequel l’autre a toujours tort et peut dès lors être écrasé sous la torture et les bombes. La religion censée élever l’homme ? Combien en ressortent des demi-hommes, voire plus des hommes du tout ?
E.H. (qui pense soudain à la mort atroce de Bernard-Louis Lévesque (5), et à toutes les bondieuseries dont elle a souffert dans sa famille, et ne peut s’empêcher d’être reconnaissante à Dubois car elle est sûre que c’est lui qui a exécuté l’autre obsédé sexuel. Avec un coupe-papier ! En prenant une profonde respiration pour rester calme) – Vous ne pouvez aller contre 95% de la population mondiale qui a la foi, une sorte de foi en tout cas.
L’architecte – Mais rien n’empêche d’essayer ! Je me suis posé la question : faut-il être chrétien pour bâtir une église, musulman pour bâtir une mosquée, juif pour bâtir une synagogue ? C’est généralement le cas. Pourtant n’importe quel architecte comprend bien les enjeux du projet, lever les yeux vers la lumière – aveuglante entre nous la lumière mais bon – et offrir aux coreligionnaires un sens de l’émerveillement. J’ai étudié les plans des églises, des mosquées, des synagogues, il n’y a rien de mystérieux, c’est toujours peu ou prou la même chose et rien que je ne saurais faire, peut-être mieux d’ailleurs car détaché du poids de 4 000, 2 000 ou 800 ans d’inertie poussiéreuse… Mais non, c’est à un architecte chrétien que sera confiée l’église, à un musulman la mosquée, à un juif la synagogue, etc. Je connais ces architectes, ils ont toute légitimité à construire des lieux de cultes qui leur font du bien et j’ai beaucoup de respect pour leurs œuvres – mais il demeure que les religions des uns et des autres écrasent religieusement toute idée de dissension, brûlent les autels des animistes et luttent par tous les moyens contre l’émancipation des femmes. Heureusement que parfois Batman est là pour punir les inconvenants ? (5)
E.H. (comprenant parfaitement l’allusion de l’architecte, ne peut s’empêcher de ressentir du plaisir à l’évocation de la mort affreuse de ce sale type ayant tenté d’abuser d’elle. Elle n’est pas loin de concourir avec Dubois, elle qui a été élevée sous un crucifix !) – Hum …
L’architecte (conscient de son effet) – D’ailleurs, puisque le sujet vous intéresse, vous noterez que dans les contes, c’est toujours la pomme qui est empoisonnée, jamais une poire ou des fraises ou les poireaux à la crème. Et ce sont toujours des femmes qui mangent la pomme, et tombent dans les pommes, jamais les hommes, qui ne doivent pas aimer les fruits. Si la pomme est empoisonnée dans les contes, c’est qu’elle donne accès à la connaissance ; le message pour les femmes est assez clair : sois belle et tais-toi ! Dieu, en somme, c’est le ver dans le fruit. Pourtant à mon sens, c’est justement à l’architecte, dans le cadre de la construction d’un lieu de culte, de proposer une sortie du cycle infernal.
E.H. (étonnée et qui essaye de suivre le fil de l’architecte, plus excité que de coutume) – Que voulez-vous dire ?
L’architecte – Je ne sais plus si nous en avons parlé mais j’ai eu l’occasion de visiter la Scandinavie, dont je garde d’excellents souvenirs d’ailleurs. Il y a environ sept ans, je crois, le temps passe vite, j’ai eu l’occasion lors d’un voyage d’agrément…
E.H. (l’interrompt, ne serait-ce que pour avoir le temps de réfléchir une seconde : que vient faire la Scandinavie maintenant ? La dernière fois, il lui parlait des différentes teintes de blondes en Suède***) – Vous étiez seul ?
L’architecte (souriant) – Oui, je me suis toujours réservé des moments pour voyager seul, ce qui est la meilleure façon de rencontrer des gens et d’aller visiter ce qui vous plaît sans avoir besoin de rendre grâce à quiconque, femme ou enfant, Dieu ou roi. Et de pêcher de temps en temps, moments rares… Bref, de retour en Scandinavie, je suis allé visiter La Chapelle Suvela, à Espoo, la deuxième ville de Finlande, limitrophe d’Helsinki.
E.H. (perdue dans sa géographie) – Oui, oui…
L’architecte (dans le rythme) – J’appelle ce bâtiment une chapelle à défaut d’autre mot car il s’agit en réalité d’un bâtiment « multicultuel », si je puis dire. Je suis sûr que le mot n’existe même pas, ce qui en dit long sur la tolérance des fêlés de Dieu… Je dis cela parce que le quartier de Suvela où se trouve cette « chapelle » est l’un des districts les plus multiculturels de la métropole d’Helsinki. Chaque communauté souhaitait son propre lieu de culte, sans les moyens de se l’offrir évidemment. Le projet conçu par l’agence finlandaise OOPEAA (Office for Peripheral Architecture) fondée par l’architecte Anssi Lassila – voyez que je n’ai pas oublié leur nom ! – avec le soutien de la commune et des associations du quartier a transformé la diversité culturelle en un riche potentiel et un défi à la communauté, l’idée étant d’offrir à tous, indépendamment de sa religion, des espaces ouverts et accueillants où pratiquer sa foi en toute sérénité. Et ils l’ont fait !!! C’est pourquoi j’ai parcouru tout ce chemin et je n’ai pas été déçu. C’est un bâtiment incroyable, d’une intense sérénité – je ne sais pas comment dire autrement – et qui s’adresse à tous, même aux adorateurs d’Amon comme moi… Il n’y a pas un policier, pas un vigile, pas un tag… C’est magnifique et inspirant ! Comme quoi, c’est possible…
E.H. (dubitative) – Certes, mais c’est en Finlande…
L’architecte – Mais il n’y a aucune raison de ne pas le faire ailleurs. Prenez les Quakers américains. Ils estiment qu’il ne peut y avoir quoi ou qui que ce soit entre eux et Dieu, pas de clergé, pas de prêcheur, pas de pasteur, pas de berger, pas d’icone, chacun seul face à Dieu sans autre injonction que sa dignité propre. Leurs « églises » sont donc des lieux simples, sans décoration, dotés seulement de bancs de bois le long des murs. C’est là qu’ils se retrouvent ensemble le dimanche, restant profondément silencieux pendant une heure ou deux selon l’occasion, chacun plongé dans ses pensées et son propre rapport à Dieu. Puis, après un signal invisible, la cérémonie est terminée et les Quakers sortent de leur « messe » avec un grand sourire avant d’aller déjeuner. L’église est ouverte et chacun peut y trouver une expression qui ne s’appuie sur aucun artefact, sur aucune canne intellectuelle. Ceux-là traitent particulièrement bien leurs femmes et leurs enfants car ils ont une haute et digne vision de leur rapport au monde. Pourtant ils sont entourés par un océan d’imbéciles qui jurent sur la Bible que le monde s’est construit en sept jours. L’ancien président américain Jimmy Carter, Prix Nobel de la paix en 2002, était quaker. Le seul qui ait vraiment tenté d’instaurer une paix mondiale ! Tous les fondamentalistes bon teint lui ont savonné la planche. Bref, pour en revenir à la magnifique chapelle de Suvela, pourquoi imaginer d’emblée qu’un tel bâtiment communautaire serait impossible ici en France, pays des lumières : un lieu de silence où quiconque, quelles que soient ses croyances, puisse venir se recueillir sans se prosterner ? Oui, en tant qu’architecte, j’aimerais bien que me soit confié un tel projet destiné à l’apaisement des passions séculaires. Il y aurait du soleil et de la lune et de la lumière et un accès direct aux étoiles. Mais bon, c’est vrai qu’ici personne ne respecterait un tel lieu sauf à le construire solide comme un dolmen !
E.H. (qui entend reprendre la main) – Très bien parlons de l’âme si vous préférez. Quand ils meurent, les gens selon vous perdent-ils leur âme ?
L’architecte – Tout dépend de l’idée que chacun se fait de la mort, ce qui pour un architecte au service de l’homme n’est pas sans poser nombre d’ambiguïtés. Voyons, comme nous en parlions, ce n’est pas parce que je ne crois pas en leurs balivernes qu’il ne me faille pas construire pour des adorateurs le bâtiment dont ils ont envie dès lors qu’ils sont maîtres d’ouvrage. C’est aussi le rôle de l’architecte de répondre au mieux aux besoins de son client et je serais ravi, honoré même, que l’on me demande par exemple de construire un temple pour les Mormons en Utah. Savez-vous que les Mormons sont polygames ? En plein cœur des États-Unis ? Comme les « sauvages » qui les ont précédés ?
E.H. (qui repense immédiatement à son concept de chaste polygamie, Dubois conservant le corps de ses victimes) – Non je ne le savais pas…
L’architecte – C’est moins le cas aujourd’hui mais comme ce sont encore les Mormons qui contrôlent l’Etat, la pratique demeure tolérée. Les Américains vont sur la lune, les Mormons épousent leurs sœurs !!! Mais à Salt Lake City, la capitale des Mormons, leur temple, d’un point de vue architectural, n’est pas loin de la Sagrada Familia de Barcelone. Sauf que les Mormons, leur temple, il est fini depuis longtemps parce qu’ils n’ont pas oublié de faire des affaires. Par ailleurs, leurs bibliothèques, de réputation mondiale, sont des centres d’études de généalogie remontant jusqu’au poisson originel, avant même la pomme, avant même le ver ! Une architecture exceptionnelle pour une étonnante vision du monde au milieu du désert…
E.H. (qui le voit songeur) – Et ça vous aurait plus d’être Mormon, polygame je veux dire ?
L’architecte (qui semble ne pas l’avoir entendue) – Sans aller jusqu’à construire des pyramides parce qu’il n’y a plus un empereur pour se les payer, si un groupe quelconque de croyants a foi en la réincarnation et que ces gens demandent, à moi l’architecte, un temple dédié, bien entendu que je vais réfléchir au sens de la réincarnation, qui selon moi n’est pas renaissance, et tenter de leur offrir le temple parfait qui leur permettra de CROIRE ENCORE PLUS à la réincarnation. Après, mes opinions ne regardent que moi, et ma psychanalyste, mais quels que soient ces gens pieux, ils auront droit à mon meilleur effort s’ils me le demandent.
E.H. – Pourquoi faites-vous une distinction entre réincarnation et renaissance ?
L’architecte (surpris par la question) – Parce qu’une distinction s’impose. La renaissance proprement dite est le retour du même, je meurs et je renais, c’est encore moi tout pareil. N’est-ce pas ce que vous avez éprouvé dernièrement ?
E.H. (surprise à son tour, qui se sent rougir en repensant à leur soirée mais ne lutte pas contre ses émotions puisque Dubois, allongé, ne la voit pas) – Hum…
L’architecte (qui sourit intérieurement) – Tandis que la réincarnation est un processus, voire un cycle, qui peut passer par la réincarnation dans un animal ou une plante. Si je fais un temple pour des adeptes de la renaissance, je construis une volière à angelots, si je fais un temple pour les adeptes de la réincarnation, je fais un bâtiment organique pour ouvrir tous les champs du possible. Pour autant, ni l’une ni l’autre ne sont encore prouvées scientifiquement et je me dis que peut-être la meilleure façon d’atteindre l’immortalité, car c’est bien de cela qu’il s’agit pour l’humain peureux, est de conserver au frais son corps dans la pleine puissance de ses moyens en attendant qu’un jour, les scientifiques du futur ou des aliens, parviennent à vous redonner vie. Là ce serait comme se réveiller d’un long sommeil et renaître, comme dans le conte de la Belle au bois dormant, mais en ayant muté, la sortie de la chrysalide étant destinée à donner naissance à un être transformé, adulte, omniscient peut-être. Sinon, à quoi servirait de renaître déjà tout décati ?
E.H. (qui comprend que sans s’en apercevoir, Dubois s’épanche enfin sur ses motivations profondes et comprend que pour lui – elle se souvient des photos de Gina – en conservant ses victimes telles quelles dans un long sommeil, il leur donne une chance de renaître un jour. Une nouvelle inquiétude se fait jour : Dubois n’est-il pas en train de créer des zombies ? Emportée par ses pensées…) – La religion vaudou, les morts-vivants, vous en seriez l’architecte également ?
L’architecte (souriant) – Là, c’est au-delà des pouvoirs de l’architecte. Est-ce au-delà des pouvoirs de l’hom…
DRINNNN, DRINNNN
Un silence profond suit la sonnerie, ni l’architecte ni la thérapeute ne bougeant encore. « La croyance en la réincarnation s’est attachée à de nombreux systèmes de pensée et demeure un thème privilégié des religions », se dit Ethel. « Qu’en est-il des victimes de Dubois si elles ne sont pas tout à fait mortes au sens habituel du mot ? Leurs âmes restent-elles attachées aux corps de ces femmes qu’il conserve jalousement ? », pense-t-elle.
Dubois aussi s’abîme dans ses réflexions. Pour lui la mort, comme dans les contes, est une étape de transition entre un changement d’état : pour résumer, c’est une gamine qui mange une pomme empoisonnée, s’endort irrémédiablement mais avec la rencontre du Prince se réveille femme. Du coup, la mort selon lui n’est pas une négation totale de l’être, ce qui le renvoie à « l’amour » qu’il leur porte. « Le présent immobile qu’est l’éternité… », pense-t-il finalement en se levant, sans se souvenir qui l’a dit.
C’est lui qui rompt le silence. « C’est Sénèque je crois qui disait, en substance, que « la mort, pas plus que la naissance, ne doit nous épouvanter ; elle n’est rien d’autre que la naissance à l’éternité », dit-il, souriant, une fois debout. « D’ailleurs, il me semble qu’une idée maîtresse de l’Islam est que la mort est un sommeil suivi d’un réveil, comme quoi… ».
Il était parti depuis de longues minutes qu’Ethel se demandait encore quelles sont, à elle, ses accointances avec l’amour extatique ? Et quelles furent celles des victimes de l’architecte n’y ayant pas survécu…
(À suivre)
Dr. Nut (avec les notes d’Ethel Hazel)
DANS LE BUREAU DE DR. NUT, LUNDI 18H07
Dr. Nut sait depuis longtemps qu’aucun des proches des victimes de Dubois ne s’est jamais manifesté ni n’a jamais cherché à rencontrer l’architecte ; ils n’ont jamais fait le lien. Une fois de plus, ce constat fait douter le policier : « suis-je le seul à faire ce lien ? Suis-je seul et dernier à me soucier de ces femmes dont je ne suis même plus sûr parfois qu’elles existent vraiment ? ». L’inspecteur ébroue sa grande carcasse pour chasser ses doutes, d’autant que des victimes bien réelles de Dubois qui ne sont pas des blondes aux yeux bleus, il y en a aussi en pagaille. La comtesse ? (1) Ses collègues de la Crim’ ont abandonné le dossier depuis longtemps et on se dirige vers un non-lieu puisqu’il n’y a personne pour porter plainte. Non-lieu également pour Marie-France – une brune – qui a gagné l’immortalité momifiée dans la pile d’un pont à Saint-Nazaire (2). Quant à Nastassia en Russie (3) et Amélie dans la Creuse (4), d’autres que Dubois ont été condamnés à sa place. Non-lieu sans doute également à venir avec Bernard-Louis Lévesque (5) puisque, aux dernières nouvelles, l’histoire de sa mort ne faisant honneur à personne, la Vendée saurait faire le ménage et personne, « sauf moi », pense Dr. Nut tristement, n’a aucune idée comment et pourquoi ce type a été soudainement sauvagement assassiné et retrouvé sur l’autel de l’église de Nieul-le-Dolent, Vendée. Bref, se dit l’inspecteur avec une forme d’admiration qui l’embarrasse : non-lieux et compagnie pour toutes les victimes que Dubois ne garde pas. En voyant Aïda traverser le service, il réalise soudain que Bernard-Louis Lévesque, tout comme Gina, a été retrouvé sur l’autel d’une église, le premier torturé de mille coups de coupe-papier, la seconde « un ange » comme a dit Aïda. « C’est quoi son problème avec les églises à Dubois ? », se demande Dr. Nut. « Au moins, ces victimes-là, l’architecte ne s’emmerde pas à les maquiller… ».****
Entre Aïda. « Bonjour Patron, comment allez-vous ? » demande-t-elle d’une voix légèrement enrouée.
« Bien, merci, et vous ? »
« Comme un lundi, un peu fatiguée mais ça va aller ! J’ai pris froid ce week-end je crois… », répond-elle en toussotant légèrement.
« Vous êtes en train de me dire que vous ne m’accompagnez pas sur la bière ? », demande-t-il un air matois.
« Vous avez tout compris ! », répond-elle en souriant
Elle s’installe en face de Dr. Nut et pose un document sur la table.
« Je croyais que nous en avions fini avec les fiches techniques ? », interroge Dr. Nut.
« Oui, enfin ce n’est pas exactement comme d’habitude », dit-elle tandis que le policier récupère le document avant de l’observer avec attention.
« C’est un plan ? ».
« Oui, c’est le plan de la Villa de Barcelone, attendez… ». Elle cherche dans ses notes. « Non, pardon, il s’agit du Pavillon de Barcelone, d’un architecte prénommé…. hum…. Ludwig Mies van der Rohe », dit-elle lentement et distinctement pour ne pas s’emmêler les pinceaux. « Vous connaissez ? »
Dr. Nut réfléchit un instant, ce nom lui dit quelque chose. Lorsqu’il était prisonnier dans la cave de Dubois pendant des mois, il avait eu le temps pour feuilleter, voire pour en lire certains, les ouvrages d’architecture de l’architecte…. Mies Van der Rohe ! Ça lui revient.
« C’est une icône de l’architecture moderne, n’est-ce pas ? Il a fait quelques chefs-d’œuvre dont sont fanas les architectes mais méconnus du grand public », dit Dr. Nut.
« Ah donc vous vous y connaissez en architecture ! Vous ne m’aviez pas répondu la dernière fois dans la voiture », s’exclame-t-elle surprise.
« Dubois m’a confiné pendant plusieurs mois dans un de ses appartements ou ‘Safe room’ secrets, j’ai eu le temps de lire sa bibliothèque. Et puis j’ai au fil du temps passé en revue tous ses bâtiments à la recherche d’indices. Le sujet a fini par m’intéresser mais surtout parce qu’il est lié à Dubois. Quand il sera sous les verrous, on verra bien si l’architecture m’intéresse encore », explique Dr. Nut d’un ton aussi neutre que possible ; c’est cette détention qui lui a coûté l’amour d’Ethel. « Mais où voulez-vous en venir ? » demande-t-il.
« Eh bien figurez-vous qu’avec mon microscope, à la recherche du moindre indice à m’en arracher les yeux, j’ai trouvé quelques ombres subtiles et non identifiées sur les photos du corps de Gina.** Je n’arrivais pas à savoir s’il s’agissait d’ombres de la photo directement, ou bien s’il n’y avait pas sous le fond de teint**** quelques éléments qui pourraient nous donner des infos complémentaires. Des cicatrices, des hématomes, des contusions, quelque chose qui aurait pu indiquer qu’elle s’est débattue ou une blessure que Dubois aurait pu vouloir camoufler ».
« Bonne idée ! Et nous avons une réponse ? », demande Dr. Nut, curieux.
« J’ai envoyé les photos à un copain rencontré pendant mes études et qui travaille désormais à la Nasa et dont je sais qu’il est capable d’analyser dans les moindres détails une quelconque image. Leurs microscopes et leurs moyens de filtrer les photographies sont bien plus évolués que dans nos services de police… Quelques jours plus tard, il m’a transmis ses observations ; il était je crois heureux de jouer au policier. Pour autant, il n’a repéré aucune trace de blessure. Ce qui confirme donc l’hypothèse de l’étouffement. Gina est décédée sans être battue ou sans avoir pu se débattre », explique Aïda.
(Heureusement qu’elle a choisi la police et non la Nasa…, se dit Dr. Nut).
« Il m’a ensuite transmis trois zooms filtrés sur les trois parties de son corps qui correspondaient aux zones d’ombre indéfinies », poursuit Aïda. « Sur une épaule, Gina présente une constellation de taches de rousseur d’un brun très léger qui avait totalement disparu sous le fond de teint. Sur le haut de cuisse à droite sur la hanche, une belle tache de naissance d’environ 2 cm de diamètre. Parfaitement dessinée, elle ressemble à une pièce de monnaie. Enfin, sur l’intérieur de son bras droit, juste en dessous du pli de son coude, un tatouage de 6 par 3 cm ».
« Un tatouage ??? », s’exclame l’inspecteur.
« Oui », reprend Aïda, « et en l’observant, je n’ai d’abord pas tout compris. Il s’agit d’une combinaison de lignes et de points formant un ensemble assez abstrait. Au point que j’ai d’abord cru que s’il avait sans doute un sens pour elle, ce dessin n’avait aucun intérêt, pour nous du moins. J’ai par acquit de conscience tout de même réalisé une recherche d’éléments similaires. Je m’attendais à ressortir le nom d’un peintre abstrait ou un symbole exotique stylisé mais j’ai finalement découvert qu’il s’agit du plan du Pavillon de Barcelone de Lucien Mies van der Rohe ».
« Ludwig ».
« Oui pardon, ce doit être la fatigue ».
« J’ai demandé quelques informations à ma sœur Sophia, qui est architecte, pour qu’elle m’en dise davantage sur ce bâtiment. Mais je voulais surtout savoir si le tatouage d’un plan d’architecture était quelque chose de courant. Dans le cas contraire, il y avait peut-être une piste. Mais Sophia m’a déclaré que quelques-uns de ses amis architectes avaient des plans tatoués sur le corps, ce qui semblait ne la surprendre en rien. Entre nous, il faut être bien passionné vous ne trouvez pas pour se faire tatouer un plan d’architecture ? C’est comme si nous nous faisions tatouer le logo de la police ou notre écusson… ».
« Ouhla, j’en ai vu d’autres Aïda ! Vous avez de la chance d’être une femme et d’être épargnée par les horreurs que l’on peut voir dans les vestiaires », dit-il en riant
« Surement, si vous le dites ! », répond-elle un peu sur la défensive. Ce n’est pas la première fois qu’il la ramène à sa condition de femme. Il ne va pas s’y mettre lui aussi, enfin surtout pas aujourd’hui, je n’ai pas l’énergie pour débattre pense-t-elle
« Bref, encore une fois, c’est un signe que Gina était positivement passionnée par son métier ! Mais pourquoi le pavillon de Barcelone ? Et où s’est-elle fait tatouer ? Je n’ai pas la réponse précise. Tous les tatoueurs à qui j’ai parlé m’ont dit que n’importe quel tatoueur n’importe où serait capable de reproduire aisément ce croquis. Mes recherches m’ont tout de même appris que la capitale catalane semble être une ville de prédilection pour les jeunes architectes, pour y visiter le Pavillon de Barcelone notamment, les œuvres de Gaudi, ou le plan de la ville dessiné par un urbaniste de renom également. Alors une hypothèse serait qu’elle y soit allée lorsqu’elle était plus jeune… Peut-être en voyage d’études ? Et sur un coup de tête elle s’y fait tatouer ? Peut-être avec d’autres camarades ? Pour autant, dernier mystère, l’épaisseur des traits du tatouage ».
« Que voulez-vous dire ? ».
« Alors voilà Patron : il n’y a sur le corps de Gina aucune égratignure mais un plan d’architecture ! Au moins, en discutant avec les tatoueurs professionnels, j’ai appris des choses sur le tatouage, notamment que plus le trait apparaît épais, plus vieux est le tatouage, plus le trait est fin, plus récent est le tatouage ».
« Et donc, vous voulez dire », demande Dr. Nut qui craint déjà de connaître la réponse.
« Je suis retournée voir mon copain de la Nasa – il a adoré mon problème – et ensemble nous sommes parvenus à définir la finesse et la fraîcheur des traits – ils ont vraiment des outils incroyables ! – et » …
« Et ? », demande Dr. Nut qui se sent commencer à bouillir.
« Et, si l’on en croit la machine à dix millions de dollars, il semblerait que le tatouage de Gina ait été effectué peu avant sa mort… Voire après… Voire juste après !!! », assène Gina.
Dr. Nut en reste pantois (réfléchissant tout haut) : « C’est Dubois qui les tatouerait, comme pour en prendre définitivement possession ? Comme un architecte signe son bâtiment ? ». Il sent une immense colère monter en lui, «… comme un fermier tatoue ses vaches », dit-il en serrant les dents.
« C’est une hypothèse patron », répond tristement Aïda de sa voix enrouée…
(À suivre)
Aïda Ash (avec les notes de Dr. Nut)
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** Pour savoir qui était Gina Le temps qui ne passe pas vite, meilleur allié de l’architecte ? (Saison 4) et L’architecte en garde à vue – Le fantôme de Gina (Saison 5)
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(4) Lire l’épisode L’architecte, pour espérer exister, l’art plutôt que l’adresse ? L’inverse ? (Saison 4)
(5) Lire l’épisode Un chèque-inflation que l’architecte ne touchera pas (Saison 4)
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