L’architecte et tueur en série Dubois est-il atteint du syndrome de la Belle au bois dormant, comme le pense Ethel Hazel, sa psychanalyste ? Faut-il craindre Hypnos et Thanatos, les jumeaux maléfiques de l’antiquité ? Dr. Nut et Aïda déshabillent Gina** pour la bonne cause.
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« L’architecture s’empare de l’espace, le limite, le clôt, l’enferme. Elle a ce privilège de créer des lieux magiques tout entiers, œuvre de l’esprit ».
Auguste Perret
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Ethel Hazel a commencé à organiser ses notes sous l’angle du syndrome de la Belle au bois dormant et elle se dit qu’elle pourrait traiter Dubois l’architecte non plus comme un patient mais comme un malade, comme le font ses collègues experts es affaires criminelles généralement horribles. Au moins se dit-elle, avec une pensée pour la princesse, dormir cent ans prépare à la patience puisqu’elle sait qu’elle n’a pas fini d’explorer diverses issues avec Dubois. Pour autant, et c’est troublant, dans la littérature académique consacrée à ce conte, elle se souvient avoir lu l’histoire d’une femme qui avait confié à sa psychanalyste son incapacité à jouir autrement qu’à moitié endormie. A peine avait-elle fini de lire la phrase qu’elle en fut tourneboulée jusqu’au plus profond d’elle-même, chair et esprit confondus. Elle sait seulement que cette patiente était parisienne, l’histoire datant d’une vingtaine d’années. Mais Ethel s’est demandé, et se demande encore, si cette femme pouvait avoir rencontré Dubois. C’était possible ! Et elle, Ethel, est-elle vraiment la seule à avoir survécu à une nuit avec Dubois ? Qu’est-ce qui lui fait penser qu’elle serait la seule ? L’idée la perturbe encore tandis qu’elle attend Dubois puisqu’elle ne prend plus personne ni avant ni après lui.
Ding Dong
Dubois entre dans le cabinet d’un pas alerte, parfaitement détendu, souriant. « Plus je vais mal, plus il semble aller bien », se dit Ethel tristement qui le voit bientôt installé comme s‘il était chez lui. Avec les travaux de l’été, elle avait voulu son cabinet plus ouvert, plus accueillant, plus détendu. C’est le cas la plupart du temps mais dès qu’entre Dubois, elle sent une tension et c’est comme si les murs, les meubles, les plantes vertes réagissaient comme elle à sa présence, une forme de crainte mêlée d’excitation.
Ethel Hazel (qui entend rentrer dans le vif du sujet) – La dernière fois, nous avons discuté d’un autre architecte tueur en série*. C’est bien vous, n’est-ce pas, qui m’avez parlé d’Hypnos et Thanatos, des jumeaux de l’antiquité, respectivement dieux du sommeil et de la mort ?
L’architecte (surpris) – Je connais l’histoire mais je ne me souviens pas en avoir parlé avec vous.
E.H. (surprise de sa réponse. Elle se souvient bien de l’histoire, de Dubois en train de la raconter. Mais elle réalise soudain que ce n’est pas à elle qu’il la racontait mais à Dr. Nut, durant sa garde à vue, elle était témoin derrière le miroir sans tain**. Il va savoir désormais qu’elle était présente à sa garde à vue, au moins qu’elle en aurait lu la transcription, pense-t-elle avec effroi ? Avec autant de naturel que possible) – Si ce n’est vous, quelqu’un d’autre m’aura raconté l’histoire.
L’architecte – Je la connais bien, l’idée étant que le sommeil est une petite mort en somme, la raison pourquoi Hypnos et Thanatos sont jumeaux. Mais où voulez-vous en venir ?
E.H. (qui bafouille) – Heu… Parce que je souhaitais aborder avec vous cette distinction entre la mort et le sommeil.
L’architecte – Il me semble plus judicieux d’aborder ce thème sous l’angle de la vie et de la mort, du vivant et de l’inerte.
E.H. (pas loin de l’affolement, « il a compris que j’ai assisté à sa garde à vue », réalise-t-elle) – Et comment abordez-vous cet angle ?
L’architecte – je ne sais pas si vous le savez mais la question du « vivant » en architecture est dans toutes les gazettes.
E.H. (heureuse que Dubois poursuive dans cette veine) – Je ne lis pas les gazettes d’architecture.
L’architecte – Vous ne perdez pas grand-chose, elles sont faites pour les architectes par des architectes, qui généralement ne le sont pas d’ailleurs, et ne concernent généralement personne d’autre que les architectes. C’est ainsi qu’elles entretiennent des concepts d’architecture supposément nouveaux mais qui ne sont que de vieilles idées mal réchauffées. Le « vivant » est l’un d’eux.
E.H. (qui a besoin de reprendre ses esprits, penchée sur ses notes au cas où Dubois se retournerait) – Je vous écoute.
L’architecte – Je me souviens d’un ouvrage écrit par une agence parisienne en vue et paru en 2019 intitulé « Accueillir le vivant : L’architecture comme écosystème ». Depuis, le concept a fait florès et nombre de mes confrères et consœur n’ont plus que ce mot-là à la bouche : le vivant, le vivant, le vivant, comme des perroquets. Où encore, en 2022, ce titre d’un essai, d’ailleurs très bien documenté Vers une nouvelle place du vivant dans les projets architecturaux et urbains. Et la Ville fertile, cela vous dit quelque chose ? La question du vivant serait « une approche sensible » de l’architecture, parce qu’avant, les architectes n’étaient pas de grands sensibles mais des bœufs sans doute. Je me souviens que le commissaire dont j’ai oublié le nom d’une exposition d’architecture soulignait, je cite de mémoire, que « l’objectif de l’exposition était de faire découvrir une nouvelle échelle du paysage et d’aborder le traitement du paysage urbain. On a beaucoup mobilisé la question des logiques du vivant ». Il n’y a pourtant à mon avis qu’une seule logique du vivant : soit tu es vivant, soit tu es mort. Il n’y a pas d’alternative, sauf évidemment un sommeil profond pour en revenir à Hypnos.
D’ailleurs, je me souviens d’un autre livre, de Pierre Laszlo si ma mémoire est bonne, paru au début des années 2000 il me semble, et intitulé L’Architecture du vivant. Mais il n’est pas question dans ce livre de l’architecture des architectes, il est question des biomolécules quasi invisibles, y compris au microscope, qui foisonnent dans notre environnement culturel familier et qui font tout « le vivant ». En 2002, l’architecture du vivant était un voyage moléculaire, en 2023 c’est devenu un voyage autour de son nombril avec un concept fumeux.
E.H. (de nouveau presque maître d’elle-même. Mais pincée) – Je ne vois pas où est le problème à se préoccuper du vivant, comme vous dites.
L’architecte (qui retrouve le sourire) – Le souci est que pendant que des hommes et femmes de l’art, leurs maîtres d’ouvrage avec eux, se préoccupent « du vivant et de la biodiversité » en regardant au bout de leur doigt la petite parcelle juste devant chez eux – souvenez-vous des bacs à fleurs d’Anne Hidalgo – la majeure partie des terres arables françaises est aujourd’hui stérilisée sans rémission par l’agriculture intensive, l’élevage intensif polluant les plages d’algues vertes et les lacs et rivières d’algues bleues tout aussi mortelles. Cela ces bonnes âmes dédiées au « vivant » y pensent une minute avant de se préoccuper de la publication de leur bâtiment en bois et en paille, source de nourriture bio diverse pour les termites et les ânes, le bois pour les premières, la paille pour les seconds !!!
E.H. (pincée toujours, presque agressive) – Je vous trouve bien méprisant autant pour vos confrères et consœurs que pour le « vivant ». Comme Custer, vous pensez qu’un bon vivant, ou plutôt une bonne vivante en l’occurrence, est un vivant mort ?
L’architecte (soufflé) – Nous pourrions en effet parler du général Custer, de massacre indiscriminé. Mais revenons chez nous. Je comprends très bien qu’Anne Hidalgo, notre maire à tous deux, se préoccupe du confort des Parisiens, c’est son boulot après tout, mais entre nous, je ne sais pas depuis quand vous habitez à Paris, mais convenez avec moi qu’elle s’y prend terriblement mal. Pour autant, elle ne s’adresse qu’à un microcosme, absolument pas représentatif du pays. Allez expliquer à un architecte de campagne qu’il doit faire attention au vivant ; il vous dira qu’il sera déjà heureux de trouver des vers de terre en creusant les fondations. Et s’il en trouve un, faut-il qu’il le sauve ? Ha bon les architectes doivent désormais se préoccuper du vivant ? Parce qu’avant, ils se préoccupaient des morts ? Oui, certes, l’architecture s’est rapidement mise au service de la vie après la mort des riches et puissants – en cela, rien de nouveau avec Elon Musk et sa clique de milliardaires qui espèrent se sauver sur Mars !!! – mais bon, voyez les pyramides et l’on ne compte plus les nécropoles. Sinon, quand un architecte édifiait un temple ou un château, coupant sans doute des arbres et détruisant l’habitat de quelque écureuil, il le faisait quand même pour les vivants. Évidemment qu’un architecte prend en compte le climat, la pente, le sens des vents, la qualité du sous-sol, la ventilation, le confort d’été, le confort d’hiver, etc… C’est le B.A.BA de son boulot. Quand les architectes édifient Saclay – vous avez entendu parler de cette ville horrible ?
E.H. – Oui, et pourquoi horrible si ce sont des architectes qui la construisent ?
L’architecte – Certes, mais ce ne sont pas eux qui ont décidé d’implanter ce campus – vous parlez d’un campus, plus grand que Paris ou presque en surface – au milieu de nulle part, sur de bonnes terres agricoles, à la chinoise. Après forcément que les bâtiments des architectes sont autistes et renfermés sur eux-mêmes puisqu’il n’y a rien dehors qui ne soit pas rébarbatif. Pour autant, chacun de ces architectes œuvre du mieux qu’il peut pour les usagers ou habitants de ses bâtiments. Et chacun d’entre eux cherche et trouve, selon le contexte de règlements et de PLU, souvent conçus par des imbéciles mais qui ont force de loi, les meilleures solutions pour gérer l’orientation, les vents, l’eau sur et sous terre, l’eau de ruissellement, etc. Là encore, c’est le B.A.BA.
Alors de quoi parlent ces nouveaux chevaliers quand ils enjoignent de construire pour le vivant ? Multiplier les toitures et façades végétalisées évidemment « source de biodiversité » mais qui seront bientôt cramées par le soleil de plus en plus brûlant et un entretien de plus en plus déficient. Les bars et restaurants ne trouvent pas d’employés, qui voudra monter sur les toits pour entretenir en plein cagnard des jardins que personne ne voit ?
Le plus drôle est que ces bons apôtres parlent alors d’une architecture « sensible ». Mais sensible à quoi ? Dans l’architecture, soit on s’y sent bien, soit on s’y sent mal ; soit tu es vivant, soit tu es mort.
E.H. (« ou juste entre les deux, ni plus vivante, ni encore morte, ni endormie », se dit-elle, effarée de l’audace de sa réflexion, Thanatos et Hypnos auraient-ils une petite sœur ? Elle se garde cependant d’interrompre la tirade de l’architecte) – Hum…
L’architecte (qui poursuit sans avoir noté le trouble de la thérapeute) – Une autre agence propose une réflexion « sur l’intégration de la faune et de la flore comme partie intégrante des conditions du projet ? ». Mais de quelle faune et de quelle flore est-il question à Paris ? Savez-vous par exemple que toutes les mauvaises herbes qui poussent en ville sont comestibles, les pissenlits par exemple, tandis que toutes les plantes d’ornement contiennent du poison ? Or ce sont les premières que l’on détruit sans relâche pour planter les autres ! N’est-ce pas un étonnant paradoxe ? En tout état de cause, en ville ou à la campagne, l’architecte qui ne se préoccupe pas de la faune et de la flore est un imbécile. Au Brésil, il faut se garder de la végétation luxuriante et envahissante, dans le nord du Canada il faut se garder des ours…
E.H. (pensant à sa Belle au bois dormant – Gina, elle s’appelle Gina celle dont le corps a été retrouvé et de donner un prénom à la Belle la rassure. Agressive) – À propos d’architecture funéraire, quant à vous, si je comprends bien, pour vos morts, vous vous contentez d’un mausolée.
L’architecte (tout sourire) – Un mausolée … Comme vous y allez ! Et pourquoi pas un musée tant que vous y êtes, ou un cabinet de curiosités peut-être. Ou encore mieux, un vaisseau spatial. Vous avez évoqué avec moi un « syndrome de la belle au bois dormant » qui a excité ma curiosité. Cela me fait penser au film Alien, où l’on voit ces cosmonautes s’éveiller d’un long sommeil induit, avec Sigourney Weaver dans le rôle de la Belle, laquelle n‘a d’ailleurs pas fini de rencontrer des tueurs en série. Mais l’idée de ce long sommeil, duquel on se réveille comme si de rien n’était, aussi facilement qu’un ours qui sort d’hibernation, je trouve cela vraiment fascinant maintenant que j’y pense. Et je ne serais pas malheureux d’explorer avec vous plus avant ce sujet.
E.H. (le cœur battant, espérant éviter le sujet de son invitation) – Très bien, parlons-en…
DRINNNN, DRINNNN
La sonnette signifiant la fin de la séance devient un moment de panique pour Ethel. Elle voulait parler avec Dubois de la Belle au bois dormant, de Gina (dont elle n’est pas censée connaître la découverte du corps), mais elle préfèrerait que cela se passe pendant qu’il est allongé sur le divan et elle assise sur une chaise. « Oui, parlons-en tranquillement ensemble dès que vous le souhaitez », lui disait Dubois en payant la séance, « je suis à votre disposition pour vos recherches ». Sur ce, il avait tourné les talons et elle entendait par la fenêtre ouverte en cette chaude après-midi d’été indien le ronflement de son scooter.
(À suivre)
Dr. Nut (avec les notes d’Ethel Hazel)
DANS LE BUREAU DE DR. NUT, LUNDI 18H05
Dr. Nut, qui met à jour ses notes au stylo dans un cahier dans le fouillis de son bureau, est maintenant persuadé que Dubois conserve les corps de ses victimes, les Belles au bois dormant comme dirait Ethel – Lesquelles garde-t-il ? Toutes ? Non, mais comment les sélectionne-t-il ? … – et il a appris que la meilleure façon de conserver un corps est de le garder au frais, voire au froid. Il sait notamment que les thanatopracteurs travaillent dans une température comprise entre 15 et 18°, ce qui permet de temporairement conserver la souplesse des corps. Ensuite, les professionnels, des chambres funéraires notamment, gardent les corps dans des chambres froides à la température de -2 à -4°. Il a appris également qu’il est possible d’injecter un produit antiseptique dans le corps pour le conserver plus longtemps, une technique appelée thanatopraxie ou formolisation. Mais comment fait Dubois ? Dr. Nut se souvient soudain d’un projet évoqué par Dubois lors de sa garde à vue auquel il n’avait pas fait attention en première écoute, un projet de morgue, à Paris !!!*** Le policier se dit qu’il ferait bien de rendre visite aux collègues de la morgue. Il sait de plus qu’Ethel a repris ses séances avec Dubois et c’est maintenant un souci supplémentaire.
« Bonjour Patron ». Dr. Nut est surpris par la présence d’Aïda, qu’il n’attendait pas si tôt.
« Déjà l’heure de l’apéro ? », lui dit-il avec le sourire. « Donnez-moi le temps de terminer ce que je faisais, j’en ai pour une minute ».
« Une bière ? », lui demande-t-elle.
Le policier ne cache pas sa surprise : « volontiers », dit-il, en posant son stylo et en regardant avec attention Aïda, qui semble en à peine quelques semaines avoir trouvé ses marques dans l’équipe. Comme elle a désormais accès au dossier complet, ses gars sont venus lui demander s’ils devaient répondre aux questions de la jeune flic, à toutes ses questions. « Oui », leur répondit-il, sans autre explication.
« Voyons tout de suite la fiche technique d’un nouveau vêtement que portait Gina.** De quoi s’agit-il aujourd’hui ? ».
« Son T-shirt ».
Fiche technique des vêtements portés par Gina Rossi le jour de la découverte de son corps
Nature du produit : T-shirt
Marque : NC
Couleur : Noir
Taille : S
Description : T-shirt noir col rond manche courte, coupe droite.
Inscription en blanc sur la poitrine à gauche : Biennale Architettura – Freespace.
Sur la manche gauche : un lion ailé blanc
Matières : 100 % coton
État du produit : Très bon état
Autres indications notables :
Aïda laisse le temps à Dr Nut de déglutir sa première gorgée de bière. Elle le regarde et, l’espace d’un instant, elle est transportée dans son enfance. Elle revoit son père rentrer du travail après une journée harassante à l’hôpital, il embrasse à tour de rôle tous les membres de la famille qui l’attendent depuis déjà un moment pour diner. Il enlève en vitesse sa veste, s’excuse pour le retard, encore un patient compliqué en fin de journée… Attrape une bouteille de bière au frigo, deux verres de bistro chinés dans le placard et rejoint le reste de la famille déjà à table. Il ouvre la bouteille, verse la moitié dans un verre qu’il tend à son épouse et le reste dans le sien, puis avale la première gorgée. « La première gorgée de bière… » citait son père fréquemment. Aïda avait très vite compris le bonheur de cet instant magique, de cette seconde presque suspendue, la bière fraîche coulant dans la gorge, le plaisir de se sentir totalement vivant. Elle se ressaisit, balaie ce souvenir de ses pensées, regarde Dr. Nut, certes moins élégant que son père sa canette à la main, mais qui après cette vision devient soudainement attachant.
« Patron, pour une fois, ce T-shirt ne laisse place à aucun mystère. Sa forme est on ne peut plus classique, col rond, forme droite, manches courtes. Vous comme moi avons le même dans nos placards, si ce ne sont plusieurs d’ailleurs. Mais celui de Gina a une spécificité. Il y est écrit de manière distincte sur la poitrine gauche en caractère gras : Biennale Architettura puis en dessous, Freespace. Sur la manche droite un logo, le profil d’un lion ailé ».
Dr. Nut, pour qui cela ne dit pas encore grand-chose, reprend une gorgée de bière.
« Après quelques recherches, je n’ai pas retrouvé l’origine exacte de ce T-shirt mais je sais d’où il vient. Il s’agit d’un souvenir de la Biennale d’architecture de Venise qui a lieu tous les deux ans et qui réunit bon nombre d’architectes du monde entier. Y sont exposés les projets des architectes les plus prometteurs et ceux d’architectes déjà plus expérimentés. Du coup, j’en ai discuté, en toute discrétion je vous rassure, avec ma sœur ainée, qui est architecte. Je vous l’ai dit je crois que j’ai une sœur archi « comme ils disent » ?
« Non » répond Dr. Nut, surpris. Il ne sait pas trop quoi en penser mais se concentre sur les infos d’Aïda.
« Ma sœur, Sophia c’est son nom, m’a souvent parlé de « Venise » : « Je vais à Venise quelques jours pour l’inauguration ». J’ai toujours posé quelques questions par curiosité et si j’ai bien compris il s’agit d’un évènement à ne pas manquer en tant qu’architecte. Les gens y vont pour voir et pour être vus. Un mélange entre culture et mondanité, surtout un événement imperméable pour les gens qui ne sont pas du milieu. Je me demande d’ailleurs si on pourrait y trouver la trace de Dubois et, peut-être, d’autres disparitions italiennes ».
Aïda pense à Sophia, de deux ans son aînée, l’intellectuelle de la famille qui a repris la profession de leur grand-père et qui fait ainsi la fierté de la famille (enfin, avec son frère aussi qui est devenu médecin comme papa). Quand Sophia rentrait et lui racontait son séjour à « Venise », Aïda l’imaginait très bien déambuler, tout sourire, parler architecture et actualité. Une citation par-là, une blague par ici, une poignée de main à droite, une carte de visite à gauche. Elle l’imaginait évoluer comme un poisson dans l’eau, le parfait résultat de l’éducation bobo-gaucho que leurs parents leur avaient donnée. Peut-être comme celle de Gina pense Aïda ? Qui finit architecte si ce ne sont des gens que l’on a éclairé sur cette profession ?
Aïda a vu l’inspecteur prendre bonne note de vérifier si on trouve trace de Dubois à Venise et, assez contente, poursuit ses explications. « Ma sœur m’a également expliqué que tous les deux ans, un thème général est donné pour orienter l’exposition. Des thèmes d’actualité censés, je cite « être à l’image de la production architecturale contemporaine et répondant aux enjeux actuels de la société ». Bref, un prétexte pour parler architecture avec des angles différents si j’ai bien compris. Or, FreeSpace, c’était le thème de la 16ème biennale d’Architecture de Venise, qui a eu lieu du samedi 26 mai 2018 au dimanche 25 novembre 2018 ! ».
Aïda marque un temps d’arrêt, retourne à sa fiche de notes et poursuit.
« On a donc plusieurs indices. Tout d’abord, j’ai compris à la lecture du dossier de Dubois qu’il s’en prend à des victimes souvent brillantes, qui peut-être lui feraient trop d’ombre. Des jeunes femmes cultivées, curieuses, avides d’architecture et de culture. Rien d’étonnant donc à ce que Gina participe à ce genre d’événements (comme sa sœur, pense Aïda). Naturellement Gina est donc allée à Venise cette année-là à l’inauguration (peut-être que Sophia l’a croisée ? Peut-être même que Sophia connaissait Gina pense soudain Aïda avec effroi). À la fin de ses visites, elle achète un T-Shirt à la boutique, ou quelqu’un le lui offre, en souvenir d’un moment certainement magique pour les architectes et qu’elle prend donc plaisir à re-porter ».
« Peut-être quelqu’un – Dubois ? – le lui aurait rapporté », souligne Dr. Nut.
« Certes, mais vous portez, vous, des souvenirs de vacances des autres ? Moi pas ! La date de cette biennale d’architecture correspond exactement à la période qui précède la mort de Gina, ce qui confirme encore une fois l’hypothèse d’une mort en 2018. En effet, je n’imagine pas Gina, si précieuse et précautionnée, porter une T-Shirt à l’effigie d’un événement architectural déjà révolu depuis plusieurs années. Je vais donc toujours dans le sens d’un meurtre en automne 2018 ».
Penchée sur ses notes, elle ne voit pas le petit sourire en coin de Dr. Nut, assez heureux de l’assurance et de la perspicacité de la jeune femme. Mas Aïda n’a pas encore terminé.
« J’émettrai pour finir un doute. Rien de ce T-shirt ne nous donne d’indication sur le lieu du meurtre de Gina. Pire cela peut même aller à l’opposé de nos hypothèses. Et si elle avait été tuée, et conservée, à Venise ? Dubois emmène son équipe à La Biennale, elle y achète un T-Shirt souvenir, ou Dubois le lui offre. Elle le porte le lendemain même, annonce qu’elle ne souhaite pas rentrer à Paris et Dubois, pas content, la tue là-bas lors d’une dernière séance, comme dans un scénario de film : un paysage sublime, une brume matinale planant au-dessus des canaux, une ville à l’arrêt, hors du temps, il la tue à l’aube et la garde là-bas comme une bella addormentata même si je n’ai aucune idée de comment il la conserve… »
Aïda, qui pensait faire de l’humour a un sursaut à l’évocation de ce tableau et, l’espace d’un instant, en perd son sang-froid : Gina, cela pourrait être Sophia, comment n’y avait-elle pas pensé avant ? Elle en bafouille : « Bref, vous voyez ce que je veux dire », dit-elle. Et, à la grande surprise de l’inspecteur, la voilà qui s’échappe. « Je vous laisse, je suis attendue pour le diner ».
« À la semaine prochaine », lance- t-elle, déjà dans le couloir.
(À suivre…)
Aïda Ash (avec les notes de Dr. Nut)
* Lire l’épisode Parmi les architectes, y aurait-il des gens méchants ? (Saison 6)
** Lire l’épisode L’architecte en garde à vue – L’immortalité. Pour savoir qui était Gina Le temps qui ne passe pas vite, meilleur allié de l’architecte ? (Saison 4) et L’architecte en garde à vue – Le fantôme de Gina (Saison 5)
***Lire l’épisode La morgue de l’architecte est pleine d’étoiles
**** Lire l’épisode Monsieur l’architecte, s’il te plaît, dessine-moi un contrat
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