Dubois, architecte et assassin multirécidiviste, s’offre avec Ethel Hazel, sa psychanalyste, une escapade romantique mais dangereuse et risquée, pour elle surtout. Dr. Nut et Aïda, les policiers qui traquent le tueur en série, sont sur le pied de guerre.
***
« Je deviens le voyeur de mes propres pensées à mesure qu’elles prennent forme, je me promène parmi elles ».
Frank Gehry
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Vendredi après-midi, Dr. Nut se doute que le service est vide, les gars étant déjà en week-end ou sur la piste de quelque fugueur ou fugueuse qu’il faut récupérer avant que d’autres moins bien intentionnés ne le fasse. Il n’a donc pas besoin de repasser au bureau. Alors le voilà à nouveau posté, comme souvent, rue Labrouste.
C’est là que travaille Ethel Hazel et il ne peut pas s’empêcher de passer régulièrement dans sa rue voire de se garer et d’attendre discrètement sa sortie quand il voit sa fenêtre ouverte ou de la lumière. Il sait désormais par cœur que la rue porte le nom d’Henri Labrouste (1801-1875), l’architecte de la bibliothèque Sainte-Geneviève et de la Bibliothèque nationale et il ne sait toujours pas si c’est un signe ou non. Alors, il l’attend dans la voiture, essayant de deviner si les hommes qui entrent dans l’immeuble font partie de ses patients, jusqu’à ce qu’il la voit sortir vers 17h, 18h au plus tard. Le plus souvent, elle a un Uber, presque toujours le même, qui vient la prendre mais, de temps en temps, elle va faire des courses chez Tang Frères au coin de la rue et il l’a vue à l’occasion passer une heure dans le salon de massage chinois près de son bureau. J’aurais bien besoin d’un massage chinois se dit souvent l’inspecteur sans avoir jamais osé essayer. À la place, il a trouvé un club de gym à deux pas de la rue Labrouste, ce qui lui permet de s’entraîner loin des collègues, dans un endroit où personne ne le connaît et ne lui pose de question. Et c’est un bon prétexte pour revenir encore et toujours rue Labrouste épier Ethel.
En arrivant, il a vu qu’Ethel est encore au bureau et, aujourd’hui vendredi, il trouve facilement à se garer. Attendre dans la voiture fait partie du métier et il préfère être là que dans les embouteillages à cette heure-là pour rentrer chez lui à La Courneuve. Et puis rien ni personne ne l’attend à la Courneuve. Et puis, juste de voir Ethel l’émeut, et il aimerait se précipiter vers elle et lui dire son affection mais il se sait incapable de gérer une nouvelle rebuffade. Au moins, se justifie-t-il, « je me dois d’assurer sa protection ». Parfois, il suit même l’Uber d’Ethel jusqu’à chez elle, rue d’Auteuil, puisque cela le ramène sur son chemin vers la Courneuve ou le bureau. Parfois, il ne repart que quand il a vu la lumière allumée dans sa cuisine.
Alors ce vendredi il l’attend comme d’habitude mais là le temps passe. L’inspecteur ne sait pas trop qu’en penser, et il est presque 20h quand il voit arriver le Uber et bientôt la lumière s’éteindre dans le bureau. Quelques minutes plus tard il voit Ethel sortir, tiens, elle est accompagnée… Dubois !!!
Le cœur du policier fait un bond. Il les voit souriants, tous les deux portant des sacs de courses qu’ils déposent dans le coffre de l’Uber. Sans réfléchir, au bord de la panique, Dr. Nut décide de les suivre, ne serait-ce que pour voir où ils vont. En quelques minutes, il a compris : ils vont chez elle ! De fait, il est bientôt rue d’Auteuil – il connait l’adresse – et garé avec une vue dégagée sur l’appartement de la psychanalyste, juste au-dessus de la bijouterie.
Son cœur bat à tout rompre, son instinct de policier flaire le danger. Sans plus réfléchir, il prend son téléphone et appelle Aïda. Elle décroche à la troisième sonnerie. Il entend sa surprise quand elle dit « Patron ? ».
« Aïda, excusez-moi de vous déranger mais c’est une urgence. Ethel Hazel a emmené Dubois chez elle ».
« Quoi ? », fait Aïda après quelques secondes, le temps de digérer l’info.
« Oui. Je suis garé à l’angle de la rue d’Auteuil et de la rue Boileau, dans le XVIe. Venez me rejoindre dès que possible. Et venez armée. Oh et apportez des sandwichs, la nuit risque d’être longue mais c’est notre chance et j’ai besoin de vous ».
Il écoute pendant une seconde le silence d’Aïda.
« Bien Patron, j’arrive ».
« À l’angle de la rue d’Auteuil et de la rue Boileau », répète le policier.
« Pas besoin de me le dire deux fois », répond Aïda en raccrochant.
Dr. Nut a bien du mal à contrôler ses émotions. Il y a là-haut Ethel et l’architecte. Il sait qu’elle a déjà survécu une fois.* Pourquoi y retourne-t-elle ? Qu’est-ce qui ne va pas chez elle, se dit-il avec une pointe d’amertume. Que lui trouve-t-elle donc à ce type ? Et Aïda, pourquoi a-t-il été si brusque avec elle ? Elle avait peut-être quelque chose de prévu ce vendredi soir. Sa présence est-elle nécessaire ? Évidemment, lui répond son instinct de policier et il commence enfin à se détendre, il préfère qu’elle soit là. Mais quelle idée de lui demander d’apporter les sandwichs, « ce n’est pas ta bonne », se dit-il, « tu avais largement le temps de passer à la boulangerie pour t’acheter ton sandwich ». Comme souvent, il est désolé de sa brusquerie, ce que d’autres appellent son manque de considération.
C’est alors qu’il voit Ethel ressortir dans la rue, seule, elle s’est changée, elle porte maintenant un ensemble en soie coloré sur lequel elle a jeté une veste, visiblement pour ne sortir que quelques minutes. En effet, elle se dirige sans se presser vers la boulangerie toute proche, disparaît à l’intérieur pendant quelques minutes, il y a du monde, et revient avec une baguette. Il la voit faire son code, qu’il connaît par cœur, disparaître à nouveau avant de réapparaître quelques minutes plus tard devant la fenêtre de la cuisine. « Heureusement que je n’étais pas à la boulangerie ! », se dit le policier, le cœur battant, ayant du mal à contrôler son anxiété. Perdu dans ses pensées, il sursaute quand Aïda cogne doucement à la fenêtre de la porte passager.
« Bonjour Aïda, merci d’être venue si vite ».
La jeune policière ne répond pas tout de suite. Elle aide Dr. Nut à débarrasser son siège passager : de vieux journaux entassés, Le Parisien surtout, quelques gobelets de café sales, une bouteille d’eau à moitié remplie. C’est à l’image de son bureau se dit-elle tout en s’asseyant. Elle pose les sacs de sandwichs sur le sol à ses pieds et tente de trouver une bonne position, le pistolet de service qu’elle n’a quasiment jamais porté, sauf pour aller à l’entraînement, la gêne pour être parfaitement à l’aise.
« Ça va ? », demande Dr. Nut.
« Ça va », répond Aïda.
Ils restent quelques instants silencieux, assis côte-à-côte.
Il y a peine une heure, Aïda était installée près du Canal Saint-Martin, dans un petit bistro qu’elle connait bien pour l’anniversaire d’un ami, enfin en week-end. Elle eut à peine le temps de s’installer et de commander un verre de vin que son téléphone vibrait, Dr. Nut affiché sur l’écran. C’est toujours elle qui l’appelle, lui ne l’a jamais appelée, ce ne peut être qu’une urgence. Elle a décroché en se mettant à l’écart du bruit et des amis, le cœur un peu inquiet. Quelques secondes plus tard, s’excusant d’une urgence au labo, elle était partie. Une fois sur son vélo, elle est rentrée chez elle, rue de Clignancourt, pour se changer. Elle n’a jamais pédalé aussi vite et, sans attendre l’ascenseur, elle a grimpé quatre à quatre les six étages de son immeuble jusqu’à son appart sous les combles qu’elle partage avec trois amis. Elle rentre en trombe et, essoufflée, court vers sa chambre en espérant ne croiser personne. C’est bon. Là elle troque sa robe, ses jolies bottes et son rouge à lèvres avec un jean large, un sweat et un blouson cuir. Il lui faut maintenant récupérer son arme, planquée dans la cheminée qui lui sert de coiffeuse. Au sol, un carreau de marbre cassé donne accès à l’épaisseur du plancher dans lequel sont entreposés son arme, son brassard, sa carte de flic, quelques billets et bijoux de famille. Avec un petit frisson, elle attrape son flingue, un SIG-Sauer SP 2022, en calibre 9 mm Parabellum, classé en France en catégorie B-1, un pistolet semi-automatique conçu en Suisse et produit en Allemagne. Elle n’est pas censée le garder à la maison mais elle n’a quasiment plus de bureau depuis qu’elle est avec le 22, le service des disparitions inquiétantes. La preuve, Dr. Nut s’est douté qu’elle avait son arme de service. Cela fait longtemps qu’elle n’avait pas senti le froid métal du pistolet et c’est avec difficulté qu’elle installe l’étui au-dessus de son sweat avant d’y glisser l’arme. Elle attrape sa carte et son brassard, prend un peu de cash, on ne sait jamais, et récupère son téléphone, chargé. « Je suis prête », se dit-elle. Elle repart à toute vitesse, croisant l’un de ses colocataires qui la regarde filer sans un mot, un peu ahuri. Tout en descendant les escaliers à toute allure, elle se rend compte que son arme la gêne dans ses mouvements. Impossible de prendre le vélo, pense-t-elle, il va me falloir prendre le métro. Elle jette un coup d’œil à sa silhouette dans le grand miroir du hall, « on dirait une flic en civil, un vrai cliché. T’es conne, t’aurais dû a minima garder ton rouge à lèvres ! » se dit-elle. Pas le temps de remonter.
Sur le trottoir, elle réfléchit à une boulangerie ouverte entre son immeuble et la station de métro Barbes ; à cette heure-ci elles sont déjà presque toutes fermées. « Et puis, quelle boulangerie à encore des sandwichs le vendredi à 20h dans son étalage », fulmine-t-elle. Aussi, près du métro, elle s’arrête dans l’une des échoppes toujours ouvertes qui font des plats à emporter. Elle commande finalement deux sandwichs-kébab, au thon et au poulet, sans harissa, pas le style de Dr. Nut, deux cocas et se met en route.
Barbes – Michel-Ange Auteuil, Ligne 4 puis ligne 9, 40 min de trajet qui lui semblent une éternité. Elle a l’impression que tout le monde la regarde. Évidemment, « elle a un look de contrôleur de la RATP en civil », se dit-elle encore. Impossible de s’asseoir, il y a trop de monde, la rame bondée, et elle ne tient pas à ce que quiconque sente son flingue sous son blouson. « Le premier frotteur, il se prend une praline », se dit-elle, un peu énervée. Plus sérieusement, elle se demande si Dubois a prévu de tuer Ethel ce soir, et pourquoi ? Elle a hâte d’arriver. Et ce métro qui n’avance pas. Et pourquoi Dr. Nut l’a-t-il appelée, elle ?
Sortie du métro, elle marche une centaine de mètres en descendant la rue d’Auteuil et aperçoit bientôt la voiture de son patron et cogne doucement à la fenêtre passager.
C’est Aïda qui rompt le silence.
« Où sont-ils ? », demande-t-elle.
« Là, les deux fenêtres au-dessus de la bijouterie, 1er étage. Là, voici Ethel qui passe devant la fenêtre de la cuisine ».
« J’ai vu », répond Aïda. À cette distance, elle n’a aperçu furtivement qu’une silhouette.
Après quelques instants d’un nouveau silence, lourd et menaçant, en total contraste avec l’animation de la rue : « Comment se fait-il que vous soyez-là Patron ? Vous les filez ? », demande Aïda.
« On peut dire ça comme ça », répond Dr. Nut tristement, après une ou deux secondes d’hésitation, « elle surtout, mais il m’arrive aussi de filer Dubois quand j’ai le temps ».
Silence à nouveau.
« Vous saviez qu’ils allaient se retrouver ? ».
« Non, je passais par hasard devant le bureau d’Ethel et je les ai vus partir ensemble. Or, vous l’avez peut-être vu dans le dossier, Ethel a déjà survécu une fois à une nuit avec Dubois.* C’est d’ailleurs comme ça que nous avons compris comment il les tuait, en les étouffant, enfin pas toutes, celles qu’il aime disons ».
« J’ai aussi lu dans vos notes que vous avez eu une affaire sentimentale avec sa psychanalyste, c’est pour ça que vous l’appelez par son prénom ? ».***
Dr. Nut qui se sent rougir. « Si vous avez lu le dossier et mes notes, vous savez déjà tout. Vous êtes armée ? ».
« Oui », répond Aïda.
« Vous passiez par « hasard » devant son bureau ? Et pourquoi ces bottes de chantier et ce casque ? », reprend-elle, indiquant la banquette arrière.
« J’ai passé la semaine entière à étudier et visiter les innombrables carrières connues de Paris, ne serait-ce que pour tenter de deviner comment Dubois s’y est pris pour construire ce que je soupçonne désormais d’être son propre mausolée, là où il garde les corps de ses victimes, dans le froid c’est sûr, mais comment et où ? J’ai donc passé ma semaine au frais dans les sous-sols parisiens. Des visites plus ou moins vaines mais instructives. Il y a sous Paris, savez-vous, un vaste réseau d’anciennes carrières souterraines creusées du XIIe au XVIIIe siècle, la plupart reliées entre elles par des galeries d’inspection. Elles constituent deux réseaux principaux : le plus grand, appelé grand réseau sud ou GRS, s’étend sous la rive gauche de la Seine ; le second, plus petit (25 kilomètres environ) et dit « le 13 » ou « treizième », s’étend sous le XIIIe arrondissement. Mais d’autres réseaux existent sur la rive droite de la Seine, ainsi que de multiples réseaux et abris plus petits, dont tous ne sont sans doute pas répertoriés. Par exemple, j’ai été incapable de trouver un plan précis des anciennes carrières de gypse sous Belleville dont je sais pourtant qu’elles sont nombreuses. Et il ne s’agit là que de Paris intra-muros. Même si je ne pense pas que Dubois aurait installé son « musée » loin de chez lui, il demeure que pour un architecte habile, les possibilités de se créer et sécuriser un ou des endroits discrets pour y conserver ses « trésors » sont innombrables. Je n’ai pas eu le temps d’aller partout, il y en a pour plus de 300 km de galeries connues, mais je suis sorti tout à l’heure d’une énième visite près de la rue Falguière, tout près de la rue Labrouste et j’ai décidé d’aller faire un tour. Je les ai vus sortir ensemble et je les ai suivis jusqu’ici. Et je vous ai appelé ».
Un ange passe dans la voiture.
« Vous savez tout, maintenant mangeons avant qu’il ne se fasse trop tard », dit le policier en tentant de détendre l’atmosphère.
« Je suis désolée, je ne sais pas si ça va vous plaire, ce sont des sandwichs marocains, je n’ai trouvé que ça d’ouvert dans mon quartier, j’ai pris poulet et thon, prenez celui qui vous plait », dit-elle en les sortant du sac.
« C’est parfait, merci beaucoup ».
« Un coca aussi ? Il n’y avait pas de bière malheureusement ».
« Va pour un coca », dit-il.
Ils mangent en silence en observant les va-et-vient des deux silhouettes au 1er étage.
Aïda commence à sentir la pression monter en elle et décide de reprendre la conversation pour passer le temps.
« Bon, j’ai avancé sur mes recherches cette semaine, si vous voulez je peux vous en parler maintenant ? », suggère-t-elle.
« Parfait, allez-y, je vous écoute », lui répond Dr. Nut sans quitter de vue l’appartement de la psychanalyste.
« La semaine dernière je vous parlais du soutien-gorge de Gina, je me suis maintenant attelé à sa culotte. J’ai la fiche technique sur mon téléphone, je vous l’imprimerai au bureau lundi prochain. Tenez regardez ».
Elle lui tend son téléphone :
Fiche technique des vêtements portés par Gina Rossi** le jour de la découverte de son corps
Nature du produit : Culotte
Marque : Princesse Tam.Tam
Couleur : Noir
Taille : 36
Description : Culotte échancrée en dentelle noire. Motif feuillage et bords ajourés.
Matières : approximativement 80% Polyamide – 20% Élasthanne
État du produit : Très bon état
Autres indications notables :
« C’est la culotte qui est assortie à son soutien- gorge. Même marque, même couleur, même motif, même collection. Je ne connais pas beaucoup de femmes de mon âge qui porte des sous-vêtements assortis sans raison. Toujours aussi élégante Gina et la forme est légèrement échancrée ce qui met en valeur la rondeur des fesses. Elle avait peut-être un rendez-vous galant ce jour-là… ».
« Hum », répond Dr. Nut, mal à l’aise. Il faut chaud dans cette voiture se dit-il. « Et Ethel porte-t-elle ce soir pour Dubois des sous-vêtements assortis à son joli ensemble de soie coloré ? », rage-t-il intérieurement.
« J’espérais qu’en déshabillant Gina nous finirions par trouver des détails clefs sur les vêtements qu’elle portait le jour de sa mort », poursuit Aïda. « J’espérais qu’un indice nous aurait échappé. Mais finalement ces dessous ne viennent que renforcer notre théorie d’un décès à Paris en 2018 tandis que son imper, son pull, son foulard et l’analyse de la météo permettent d’estimer la date de son assassinat autour de la première quinzaine de novembre ».
« Oui, en effet », répond le policier distraitement, le regard rivé sur les fenêtres du 1er.
« Pour ne rien vous cacher, j’ai encore quelques pistes que je suis en train d’explorer mais je ne vous en parlerai que si elles sont fructueuses, ça ne sert à rien de perdre du temps là-dessus à deux pour le moment », expose prudemment Aïda.
« Très bien, tenez-moi au courant »,répond Dr. Nut toujours aussi concentré, la mâchoire serrée.
Le tableau de bord affiche 22h. Là-haut, les allers-retours entre la cuisine et le séjour ont cessé et ils ne voient plus personne. Dr. Nut attaque sa troisième cigarette qu’il fume la fenêtre ouverte et Aïda commence à perdre patience,
« Vous attendez souvent comme ça sans rien faire ? ».
« Oui », répond-il en esquissant un triste sourire.
« Comment parvenez-vous à rester impassible ? », demande-t-elle.
« Le métier et les années d’expérience je dirais, que voulez-vous faire de plus ? ».
« On pourrait aller sonner non ? Voir ce qu’il se passe ? Aucun des deux ne me connaît, je pourrais prétexter de retrouver un voisin et de m’être trompée d’étage ou bien de livrer une pizza à la mauvaise porte ? »
Dr. Nut réfléchit. Il pèse le pour et le contre de prendre le risque qu’Ethel ou Dubois rencontre Aïda ? Et si ça se passe mal là-haut, ce n’est pas raisonnable… Et si ses supérieurs l’apprennent, c’est vraiment limite.
« Faites-moi confiance », continue Aïda qui comprend son hésitation.
« Ok, Il y a un épicier à la sortie du métro, je crois qu’il ferme à minuit. Il vend des fleurs, prenez un bouquet et allez le livrer, vous serez plus crédible qu’en livreuse de pizzas. Gardez votre téléphone près de vous et appelez-moi s’il y a quoi que ce soit. Le code est 18B15 ».
« Comment connaissez-vous le code ? »
« Parce que je suis déjà venu chez elle mais ce n’est pas le moment de poser trop de questions Aïda, mettez-vous en route et revenez vite », répond-il un peu froidement, crispé.
Aïda saute de la voiture, file chez l’épicier où elle choisit un beau bouquet de quinze roses rouges et rejoint l’immeuble d’Ethel, elle jette en passant un regard à la voiture du policier qui lui fait un signe de la main d’y aller.
C’est Ethel qui lui ouvre, l’air surpris. En fait Aïda est aussi surprise qu’elle de la découvrir de près et encore plus de son sourire à la voir là sur le palier. Le temps qu’Aïda demande son nom, celui de la voisine du dessus, Ethel a compris que ces fleurs, un gros bouquet de roses rouges, n’étaient pas pour elle – elle a cru un instant que Dubois les avait commandées quand elle est sortie chercher le pain. Aïda a le temps de voir l’intérieur durant quelques secondes, sans voir Dubois, seulement ses jambes et un bout de canapé. Aïda s’excuse et rejoint bientôt Dr. Nut. Elle pose délicatement le bouquet sur la banquette arrière. « Je pourrais peut-être le garder », se dit-elle, « puisque c’est moi qui les ai payées de toute façon ».
« Alors ? » demande Dr. Nut.
Aïda lui raconte ce qu’elle a vu, ses impressions, tout a l’air normal. Elle a vu sur la gauche de l’entrée, une petite cuisine avec un repas prêt à servir. Au bout d’un tout petit couloir, le salon, une table basse, les reliefs d’un apéritif à rallonge semble-t-il et un seau à champagne garni de plusieurs bouteilles. Elle n’a pas vu la marque.
Puis la lumière de la cuisine s’éteint.
Dans l’habitacle, le silence devient pesant et Aïda cherche un sujet de conversation.
« Vous vous y connaissez en architecture Patron ? »
« Pourquoi cette question ? »
« Je suppose que vous avez dû vous renseigner, cela fait six ans que vous pistez un architecte, vous devez connaître tout de lui ».
« Si je savais tout de lui, il serait derrière les barreaux », maugrée l’inspecteur.
Aïda le sent de plus en plus tendu et n’insiste pas. Elle a une idée. « Vous connaissez le numéro de portable d’Ethel ? », demande-t-elle au policier. Elle sait maintenant que oui, forcément. « Si elle ne décroche pas, on y va, tant pis », dit-il, les dents serrées. Une minute après, Aïda appelle et laisse sonner. Deux, trois, quatre sonneries – Aïda voit les yeux du policier virer sauvage – quand ça décroche. Dès qu’elle entend la voix d’Ethel, Aïda raccroche. Au moins ils savent qu’elle est encore vivante.
Au creux de la nuit, ils n’ont plus rien à dire ou à faire qu’à attendre. Dr. Nut a l’air de plus en plus impatient tandis qu’Aïda se demande ce qu’elle fait là à cette heure-là un vendredi soir et comment faire la part des choses entre vie privée et vie professionnelle dans ce métier ? Elle se demande quelle excuse de son absence elle va donner à ses amis ? Elle a reçu quatre appels et différents textos lui demandant de ses nouvelles. « Hum, ce n’est pas le moment de me confier sur ma famille et mes amis ? », se dit-elle.
À 3 heures du matin passé, Dr. Nut, qui bout nerveusement depuis une heure ou deux, n’en peut plus, et veut se précipiter et « sauver » Ethel mais il n’a aucun moyen légal de le faire. Il sent cependant qu’il n’a jamais été aussi proche de coincer Dubois, au moins Ethel serait en ce cas sa dernière victime à ce salaud ! Plus calme, concentrée, tentant de contenir son cœur en respirant posément, Aïda sent bien que les émotions du boss sont au taquet, elle l’a vu déjà vérifier trois fois que son arme est chargée – elle n’a pas voulu en faire autant pour ne pas montrer sa maladresse, et elle espère ne pas avoir à s’en servir. C’est elle qui la première voit Dubois sortir de l’immeuble et remonter la rue d’Auteuil d’un pas alerte, visiblement à la recherche d’un taxi. Sans s’en apercevoir il passe quasiment devant eux. Dr. Nut et Aïda ne disent pas un mot, tous les deux pensant la même chose : Ethel !!! Après un signe du regard et un geste silencieux, le temps d’enfiler leur brassard, lui s’apprête à sauter sur Dubois et elle à se précipiter dans l’appartement quand Aïda, au dernier moment, stoppe le policier d’une main ferme. « Regardez », dit-elle. Et Dr. Nut, comme elle, voit la lumière rallumée de la cuisine et bientôt Ethel, en robe de chambre légère, en ouvrir la fenêtre et se pencher dehors pour fumer une cigarette…
(À suivre)
Aïda Ash (avec les notes de Dr. Nut)
Dans l’appartement d’Ethel
Ethel se réveille, sans cauchemar cette fois. Elle regarde l’heure. 3h14 indique son téléphone. Elle n’est pas restée « morte » longtemps cette fois, se dit-elle. Dubois est déjà parti, elle le sent. Elle allume sa lampe de chevet, se lève et enfile une robe de chambre légère. Son esprit est troublé.
Elle se souvient qu’après une excellente soirée, Dubois répondant presque sans détour à toutes ses questions – le syndrome de la Belle au bois dormant semble le passionner, se dit-elle – ils sont allés dans la chambre.
Elle se souvient que Dubois, durant leur conversation, a expliqué que pour lui, une femme vivante et nue était cent fois plus belle que n’importe quelle statue, même sculptée par les plus grands artistes, qu’une femme vivante, émettant de la chaleur, a pour lui autrement plus de pouvoir symbolique que la beauté d’une statue. Il lui a alors parlé d’une femme qui posait nue durant ses études d’architecture. « Elle vous excitait ? », avait-elle demandé. « Pas du tout, vous ne comprenez pas, il n’y avait rien de sexuel, au contraire et c’est ce qui était remarquable. Elle était là par contrat avec l’école, quel qu’il fut, et de son plein gré – c’était pour arrondir ses fins de mois, nous dit-elle – et je payais mes cours « d’anatomie » malgré les fins de mois difficiles et je progressais. Mais il y avait une distance entre elle et moi, comme la distance qui existe entre une statue et un observateur, et du coup je pouvais l’admirer comme d’aucuns le font d’une statue, sauf que pour moi cette statue était vivante. Le tout sans pour autant que mon regard et celui des autres ne l’importunent en quoi que ce soit et sans qu’elle n’ait jamais eu à craindre ni de moi ni de quiconque. N’est-ce pas formidable ? ». Ethel se souvient alors avoir pensé que Dubois était peut-être tout simplement, ou entre autres vices, un voyeur.
En tout cas, elle est sortie de la salle de bains complètement nue et s’est tenue debout au pied du lit, laissant Dubois la regarder longtemps, et elle fut touchée de ce regard, intense mais bienveillant. Elle se rendit compte alors qu’elle n’avait plus peur, plus peur de la mort. Il n’y avait personne pour l’attendre, personne qui saurait même qu’elle avait disparu, alors mourir dans une extase insondable… ; peut-être qu’un de ses clients, à force de téléphoner pour son rendez-vous appellera la police mais elle en doute tandis qu’elle se soumet à l’intensité du regard de Dubois et répond bientôt à son invitation à le rejoindre.
Après de longs préliminaires, son excitation est à son comble dans l’attente du moment décisif et elle a déjà joui une fois quand Dubois la pénètre enfin. Son cerveau court à la vitesse de la lumière, anticipant la terrible mbiguïté à venir mais cette fois Ethel sait ce qu’il en est et elle est prête et c’est elle qui, après un dernier regard dans les yeux de Dubois, pose son oreiller sur son visage et elle sent bientôt la douce pression de l’architecte. Très vite son cerveau et son corps veulent résister mais, enfin sûre d’elle, elle se laisse emporter doucement vers le fond, comme une apnéiste qui descend lentement, élégamment, vers les ténèbres et la mort. Et au moment de perdre connaissance, son corps tendu dans un ultime effort de survie, elle ressent enfin, à nouveau, cette ambiguïté qui ne cesse de la préoccuper, ce moment quand le cerveau ne sait plus choisir entre l’extase ou la mort et accepte les deux.
Et la voilà soudain réveillée, sans séquelles apparentes. Pendant qu’elle fait chauffer de l’eau pour un thé, « Est-ce qu’il la drogue ? », se demande-t-elle. Pourquoi a-t-elle ces trous noirs où elle ne se souvient de rien ? Est-elle morte ? Est-ce l’architecte qui la ranime à chaque fois ? Elle n’a pas de marques sur la poitrine s’il devait lui administrer un massage cardiaque. En tout cas, pas de cauchemar, cette fois. Au contraire, elle se sent emplie d’une force incroyable, tel Ulysse ayant traversé le Styx et revenu pour en parler. Elle est presque joyeuse. En buvant son thé devant sa fenêtre ouverte, le regard perdu dans la rue d’Auteuil, sombre à cette heure-ci, elle se demande soudain ce qu’elle ressentirait si c’était elle qui tenait l’oreiller ? Si c’était elle qui donnait à Dubois une grosse ambiguïté à gérer. Elle en rit et s’aperçoit que cette pensée seule l’excite à nouveau et elle regrette presque que Dubois soit déjà parti. Et si elle devenait l’une des tueuses de Dubois ? S’il lui apprenait ses méthodes ? Elle connaît quelques hommes à qui elle ne serait pas malheureuse de régler leur sort. Son excitation est à son comble rien que d’y penser, elle en laisse tomber sa tasse. « Je deviens folle », se dit-elle, « complétement folle ».
Elle décide finalement d’aller se coucher. Allongée dans le noir, l’odeur de Dubois encore présente, elle se demande pourquoi il ne la tue pas, elle. C’est alors que son esprit cartésien reprend le dessus. S’il ne me tue, peut-être ne tue-t-il personne. Elle repense à son hypothèse récente que peut-être, peut-être, Dubois ne serait qu’un formidable affabulateur. Elle repense à leur conversation. Il s’est montré ouvert, presque bavard, pour autant il ne lui a donné aucune preuve, aucune indication précise. Peut-être n’at-elle finalement entendu que ce qu’elle voulait entendre et a passé une nuit telle qu’elle le souhaitait elle. Et si tout cela était son fantasme à elle ? Elle se souvient que c’est elle qui avait mis l’oreiller sur son visage. Et si Dubois n’était qu’un formidable acteur ?
« Je suis peut-être complètement folle mais je suis vivante », se dit-elle avant de s’endormir en souriant.
(À suivre)
Dr. Nut (avec les notes d’Ethel Hazel)
* Lire l’épisode L’architecte en garde à vue : prologue (Saison 5)
** Pour savoir qui était Gina Le temps qui ne passe pas vite, meilleur allié de l’architecte ? (Saison 4) et L’architecte en garde à vue – Le fantôme de Gina (Saison 5)
*** Lire l’épisode La nécessité (politique) de l’un fait le malheur des autres (Saison 2)
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