Ding Dong – 11H20. L’architecte est en retard et, pour une fois, semble contrit. Il a l’air tout à la fois heureux de venir et soucieux, préoccupé.
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«Les pensées, les émotions toutes nues sont aussi faibles que les hommes tout nus. Il faut donc les vêtir». Paul Valéry
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L’architecte (En s’installant vite) – Bonjour Docteur, désolé de ce retard, vraiment indépendant de ma volonté.
Ethel Hazel – (Elle se retient de lui demander de se justifier. Le retard persistant tout comme la ponctualité maladive ne sont que les symptômes d’un terrible manque de confiance en soi, pense-t-elle. Elle note que l’architecte est de nouveau bien habillé, avec une veste sport de demi-saison qu’elle ne lui connaissait pas, il a rasé sa barbe à la mode et son visage semble tout de suite plus avenant. Il a l’air plutôt en forme) – Hum… Des difficultés à gérer le temps ?
L’architecte – Pas vraiment, non, mis à part une tonne de papiers administratifs à remplir que je reporte à après-demain. La bonne nouvelle c’est que j’ai trouvé une agence ET un logement, un triplex rigolo rue du Liban à Belleville. J’ai un atelier en rez-de-chaussée que je vais pouvoir arranger vachement bien et un petit appartement au-dessus et avec encore au-dessus un autre espace habitable sous les toits, assez grand, accessible par un raide escalier japonais et donnant sur une petite terrasse avec vue sur les toits que je me fais fort d’aménager joliment. Quand j’aurai le temps…
E.H. (Qui rend grâce à l’architecte : quand il se bouge… se dit-elle) – Vous n’avez pas traîné.
L’architecte (Joyeux) – Pas le choix. Des chantiers à suivre, deux concours, mon pote qui m’a rejoint ainsi que le jeune archi dont je vous ai parlé, ça fait des projets et une équipe. Il nous fallait quelque chose, un endroit où travailler. J’ai trouvé ce truc rapidement car le proprio n’arrivait pas à louer cette ancienne boutique de colifichets embarrassée de vieux cartons poussiéreux dont personne apparemment ne savait que faire. Mais moi, architecte, j’ai vu tout de suite toutes les possibilités du lieu. Je sais quoi faire dans ces petits espaces pour les rendre confortables. Il y a même un deuxième accès, discret, par un passage dans la rue par derrière. Du coup pour bosser on campe dans l’atelier car je n’ai même pas eu le temps de le rénover comme je voulais avant d’emménager, il fallait faire vite alors on a juste fait le minimum, nettoyé et repeint. Je n’ai pas encore aménagé l’appart au-dessus, j’ai un lit, une table basse et une cuisine. Je ne sais même pas quels meubles je vais pouvoir récupérer de chez moi ou si je vais devoir aller dévaliser AKEI pour l’agence et VATRI pour l’appartement. En attendant, c’est vraiment du camping mais on a la foi des pionniers, c’est très étrange cette joie qui nous anime de se (re)lancer à partir de zéro.
E.H. – A partir de zéro, n’exagérons pas. (Elle voit passer une ombre dans les yeux de l’architecte)
L’architecte – Certes, mais il faut imaginer que j’ai dû aller moi-même à Ô Dépôt pour acheter un minimum de matériel de bureau. Il a fallu installer les postes de travail alors que la peinture n’était pas encore sèche. J’en ai mal partout et j’avais oublié que la terre était aussi basse. On a réussi à caler l’imprimante mais je sais qu’il faudra la bouger quand j’aurai eu le temps de vraiment réaménager l’agence. Je fais vraiment au plus pressé. Heureusement que je suis architecte, j’ai le sens des priorités.
E.H. – La situation est provisoire, les choses vont éventuellement se mettre en ordre, ne serait-ce que sous le poids de la routine.
L’architecte – La routine, justement. A vous, je peux bien le dire, je me demande encore parfois comment nous en sommes arrivés-là avec Madeleine. Tout allait bien, j’étais heureux, les enfants étaient heureux, Madeleine avait l’air heureuse… Cette vie-là me manque déjà. Mon grand bureau lumineux où j’avais mes habitudes me manque. Cette routine-là me manque terriblement.
E.H. (Touchée par la tristesse de l’architecte) – La routine ou le confort ?
L’architecte (Désarçonné puis réfléchissant) – Oui, pour le confort aussi sans doute.
E.H. – Tout n’était pourtant pas si rose que vous ayez éprouvé le besoin de venir me voir et d’avoir des aventures avec Géraldine.
L’architecte (Soudain remonté) – pas des aventures, une aventure, avec Géraldine. Elle aussi me manque vous savez. C’est difficile à expliquer mais je sentais bien la distance de plus en plus grande entre Madeleine et moi. Personne à part moi n’avait l’air de s’en rendre compte alors je pensais que ça devait être à cause de moi. J’étais devenu irritable et, en effet, j’avais bien du mal à gérer mon temps entre une agence, une famille, une maîtresse… Heureusement que je n’avais pas de chien ou de poisson rouge hahaha. Par contre avec Géraldine, il y avait un vrai lien. Tout ça est parti à vau-l’eau à cause d’un stupide accident de la circulation. Je n’arrive toujours pas à comprendre ce qui m’est arrivé et pourquoi tout est parti en vrille même si je commence à m’en douter.
E.H. – Au moins vous savez ce que vous avez perdu, c’est un premier pas. Qui sait ce que l’avenir vous réserve…
L’architecte – Justement, j’ai fait un drôle de rêve et je ne sais pas quoi en penser, moi qui ne me souviens jamais de rien d’habitude.
E.H. – Justement, qu’est-ce qui a changé de l’habitude quand vous avez fait ce rêve ?
L’architecte – En fait, je l’ai fait la première nuit que j’ai passée dans le nouvel appart. Non, pas la première, la deuxième. La première, je suis resté tard avec les ouvriers jusqu’à ce qu’ils finissent puis je suis allé boire un verre et manger un sandwich dans un bar à côté, je suis revenu bourré et fatigué et j’ai dormi comme un sourd sans me changer sur le plastique du matelas neuf. Mais le rêve est arrivé la première nuit où j’ai dormi dans mon nouveau lit dans ma nouvelle chambre qui sentait encore la peinture.
E.H. – Vous pouvez m’en parler, du rêve ?
L’architecte – Certainement, je m’en souviens avec une incroyable acuité. Au début, je marche dans une forêt sombre, sous une lourde et oppressante canopée, et je me dirige vers la lumière du soleil au loin. Quand je sors de l’orée de la forêt, je découvre un grand ciel bleu et je m’aperçois que je suis à flanc de montagne, en haute montagne, et que je m’apprête à traverser une vallée profonde via un pont ferroviaire vertigineux et brinquebalant mais il faut que j’y aille. Je m’engage sur la voie et Je m’aperçois alors que je suis tout nu, je n’ai pas froid, à ce moment même, je glisse à travers les traverses – tiens, je réalise en vous parlant qu’il n’y a pas de ballast – mais je me raccroche in extremis aux traverses. Je suis suspendu-là et incapable de me rétablir quand j’entends arriver un train. Dans un bruit assourdissant, le train passe devant moi, sur le rail, et tout tremble tandis que je m’agrippe désespérément. Le train semble interminable alors je lève la tête et je vois la tête de Madeleine à chaque fenêtre de tous les wagons et, au fil des wagons et des fenêtres, le visage de Madeleine s’anime, passant de la surprise de me voir là, à poil, à la satisfaction de me voir là, à poil, son sourire se transformant en rictus puis en rire et elle rit bientôt de moi à gorge déployée dans un boucan d’enfer. Pour ne plus voir cette vision d’horreur, je ferme les yeux. Quand je les rouvre, j’ai froid car je suis toujours nu comme un ver mais je suis cette fois seul dans une cabine de téléphérique, dans le sens de la montée, et j’aperçois la station qui m’attend là-haut et dont je me rapproche lentement, et je vois que la station n’est en fait, dans la paroi vertigineuse, qu’un trou noir qui s’agrandit au fur et à mesure que j’approche inexorablement et la cabine entre dans la caverne en grinçant, ça passe au millimètre près et je vois dernière moi le dernier rai de lumière qui disparaît et je me retrouve dans le noir le plus total, le noir absolu. Je me suis réveillé en sueur en hurlant à pleins poumons dans mon lit. HAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA, HAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA. Je me demande même pourquoi personne n’a appelé la police avec un hurlement pareil. Il m’a fallu un moment pour m’en remettre. En plus il n’y avait rien à boire dans mon appart vide.
E.H. (Un peu secouée quand même) – Voilà un rêve inhabituel, sauf pour la nudité. (En réalité, elle sait que le rêve du train en marche est lié à la notion d’arrivée et de départ et rejoint la profession de l’architecte). Ce rêve est lié à votre travail intellectuel et, aussi au voyage de votre vie. Rêver de train annonce, si le songe est dans un contexte favorable, que vous avez pris la bonne direction ou que vous êtes sur la bonne voie. Quant à la nudité, il est tout à fait normal que vous vous sentiez démuni devant une certaine adversité.
L’architecte – Et le téléphérique, le trou noir dans la paroi ?
E.H. – Rêver de téléphérique symbolise la poursuite de vos objectifs. Faire une balade dans un téléphérique peut également symboliser la rupture avec le quotidien et ses soucis. Ce serait un signe très positif s’il n’y avait en effet ce trou noir.
L’architecte – Pourquoi ?
E.H. – Parce que le trou noir symbolise l’inconnu ou l’inconscient. Rêver de trou noir suggère que vous vous sentez piégé dans une situation.
L’architecte (Baba) – On ne saurait mieux le dire. Bravo ! Merci ! C’est exactement ça.
E.H. (pas peu fière) – Comment ça ? Quelle interprétation faites-vous de ces éléments ?
L’architecte – Je pense que la clef c’est le train et Madeleine qui se fout de moi et je crois savoir pourquoi j’en ai rêvé. En vérité, j’ai poursuivi ma recherche dans la comptabilité quasiment jusqu’aux débuts de l’agence, cela fait plus de 25 ans rendez-vous compte, et j’ai régulièrement trouvé d’étonnants achats de billets de train, parfois d’avion. Par exemple, deux allers pour je ne sais plus où en Allemagne, un seul retour. Puis deux autres pour l’Espagne, un seul retour. Idem pour des voyages en Hollande, en Italie, idem à Guéret. Un seul retour. Qui pouvait bien à l’agence aller à Guéret ? C’est peut-être pour ça que le train de Madeleine dans mon rêve ne va que dans une seule direction.
E.H. (Le cœur palpitant) – Que voulez-vous dire ?
L’architecte (Embarrassé, il se sent rougir) – Il me vient d’horribles soupçons, plus que des soupçons même, pour expliquer ce qui m’arrive. Mais je ne vais quand même pas la dénoncer à la police, c’est mon ex-femme et la mère de mes enfants quand même. Même au tribunal, je peux ne pas l’incriminer.
E.H. (Sans même faire semblant de ne pas savoir de quoi il lui parle mais le cœur battant) – Vous ne pouvez pas tirer de telles conclusions à partir d’un rêve.
L’architecte – Un cauchemar plutôt. Elle qui semble toujours si sûre d’elle. Pourquoi n’a-t-elle pas fui quand elle en avait l’occasion puisqu’elle avait un ticket pour l’Argentine ? Mais ça lui ressemble bien de penser qu’elle est plus forte que tout le monde. Stratégiquement, elle est redoutable, capable de prévoir ses coups longtemps à l’avance, comme un joueur de Go. C’est ce qu’elle appelle anticiper – elle n’a que ce mot-là à la bouche – et il est vrai qu’aux débuts de l’agence, elle s’est révélée une directrice du développement hors pair et épuisante.
E.H. (Excitée) – Fuir ? Pas Fuir ? Ce que vous dîtes me semble bien confus.
L’architecte – Avouez que c’est compliqué. Au moment même où, désormais tout seul dans votre chambre minable, vous réalisez à quel point finalement vous teniez à elle, qu’elle vous manque, et vous savez au fond de vous que vous êtes prêt à faire tous les efforts pour qu’elle et les enfants ne souffrent que le moins possible de la situation – un divorce, ce n’est jamais facile – et c’est à ce moment-là qu’apparaît sournoisement l’éventualité que votre tendre et douce soit l’auteur de toutes ces disparitions inquiétantes que votre Dr. Nut tente de me coller sur le dos depuis le début, avouez que c’est flippant et qu’il y a de quoi être perturbé. Le pire est que si elle me demande de l’aider, je ferai tout pour la sauver !
E.H. (Si l’allusion condescendante à Dr. Nut a failli la blesser, elle comprend vite que l’architecte, tout esseulé désormais, fait montre de jalousie. «Enfin, après tout ce temps, on va pouvoir passer à la phase transfert», se dit-elle, plutôt contente. La thérapeute regarde désormais l’architecte d’un autre œil et s’en veut un petit peu d’avoir été si prompte à le soupçonner des pires turpitudes. De le voir ainsi détendu, passionné, tentant encore de sauver les meubles avec sa famille, elle comprend soudain, même si ce n’est pas son genre d’homme – surtout depuis l’irruption de Dr. Nut dans sa vie – comment l’architecte pourrait être beaucoup plus séduisant qu’elle ne l’avait pensé au premier abord.) – De toute façon, Madeleine fait partie de votre histoire.
L’architecte (souriant) – Dans un sens vous aussi faites aujourd’hui partie de mon histoire.
E.H. (Souriant à son tour. Transfert, enfin, nous y sommes !) – Et qu’est-ce que cela vous inspire ?
L’architecte – Rien de spécial pour l’instant mais je le prends comme une bonne nouvelle, une belle rencontre, d’autant que, au rayon bonne nouvelle et belle rencontre, j’ai également trouvé une étudiante en stage à l’agence et c’est fou ce qu’elle est douée ! Et trop forte ! Elle s’est même attaquée à la montagne de paperasse quand elle a vu la pile de courrier non ouvert. Vraiment une fille formidable, motivée, compétente, smart, souriante, et jolie avec ça… J’ai dû faire quelque chose de vraiment pas mal dans une autre vie hahaha !
E.H. (pour le coup, contente pour lui) – Décidément, je ne peux m’empêcher de…
DRINNNNNN DRINNNNNNN
L’architecte était déjà debout. «C’est pas tout ça mais il y a du travail», dit-il. Il lui fait une révérence avant de partir, ce qui la surprend fort, et disparaît en souriant. Ethel Hazel se demande bien à quoi ressemble Madeleine et se dit qu’elle aimerait bien la rencontrer. Elle en a un frisson cependant. Pourquoi pas un jour, avec le Dr. Nut peut-être ? Avec lui elle n’a peur de rien et ne s’est jamais sentie aussi audacieuse. En attendant, il lui faut vérifier quelque chose. Le féminicide, elle le sait, est souvent un crime de propriété, où les auteurs préfèrent tuer leurs victimes plutôt que de les perdre. Par auteur, on entend évidemment un homme. Mais si le tueur est une tueuse, est-ce encore un féminicide ou cela redevient-il un simple homicide ? Même si la victime est une femme ?
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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