11h00 – L’architecte est en retard. Ethel Hazel en profite pour fumer une cigarette à la fenêtre, sachant qu’elle le verra ou l’entendra arriver. 11h15 – Un SMS informe la psychanalyste qu’il ne viendra pas. C’est la première fois. «L’occasion de mettre à jour mes notes», se dit-elle, surtout après sa dernière rencontre avec Dr. Nut.
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«L’homme est la seule espèce animale qui puisse concevoir l’idée de sa disparition et la seule que cette idée désespère». Robert Merle
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Ethel Hazel avait retrouvé l’inspecteur Nutello sur un banc du jardin du Palais Royal par une belle fin d’après-midi. Voulant paraître à son avantage, son choix s’était porté sur une tenue décontractée, qui mettait élégamment ses courbes en valeur. De hauts escarpins italiens n’auraient pas survécu au sable, elle leur avait donc préféré une paire de bottes, à l’aristocratie plus anglaise. «Pourquoi attachait-elle tant d’importante à son apparence pour cette rencontre ?», pensa-t-elle. Non, elle savait. Elle espérait simplement que le message de son allure ne fût pas trop subtil pour lui …
Depuis qu’elle avait reçu le texto du policier lui annonçant la découverte d’un bijou de la voisine de l’architecte, elle s’était beaucoup demandé pourquoi il l’avait ainsi prévenue. Voulait-il la protéger ? Ressentait-il donc quelque chose pour elle ? Elle espérait en avoir le cœur net.
E.H. (Flattée) – Merci de m’avoir prévenue l’autre jour…
Dr. Nut – Ce n’est rien. Je savais que vous l’apprendriez de toute façon dans le journal dès le lendemain.
E.H. (Déçue) – Oui, bien sûr…
Dr. Nut (Voyant l’air dépité de la thérapeute, lui offre un sourire) – Oui, je préférais vous prévenir au cas où…
E.H. (De fait, elle avait lu, le lendemain, un peu anxieuse, tous les articles qui parlaient de l’affaire. Aucun ne mentionnait l’architecte, ce qui l’avait soulagée, ni n’évoquait son propre rôle, bien sûr, mais elle n’en était pas moins presque désappointée) – C’est une affaire étonnante, n’est-ce pas ?
Dr. Nut – A bien des égards.
E.H. – Vous pouvez m’en parler ?
Dr. Nut (Il prend son temps pour répondre) – On verra bien. Si je veux résoudre l’affaire, il faut bien que je parle à ceux qui connaissent l’architecte. Or vous êtes l’un de ces témoins de circonstance, comme un docteur à qui on demande d’identifier un corps j’imagine. Vous êtes dans un sens peut-être la seule à le connaître, surtout s’il mène un drôle de jeu devant tout le monde. Alors je vais vous dire ce que je peux vous dire et vous me direz ce que vous pouvez me dire sans rompre votre serment de confidentialité, comme ça nous profitons des derniers rayons du soleil puis je vous emmène dîner. OK ?
E.H. (Excitée et émue) – Je peux poser des questions ?
Dr. Nut (Pour une fois que ce n’est pas moi qui les pose, pensa-t-il) – Allez-y pour la première, ça va sans doute m’aider à réfléchir.
E.H. – Voilà, ce que je ne comprends pas est comment vous en arrivez à l’architecte … (et donc à moi, pensa-t-elle furtivement)
Dr. Nut – C’est la première originalité de son histoire. Sans son accident de scoot avec un trottinettiste, nous n’aurions aujourd’hui même pas son nom. Vous êtes au courant de cet accident n’est-ce pas ?
E.H. (elle l’était mais n’avait pas encore décidé de ce qu’elle allait dire, ou pas, à l’inspecteur) – Hum, hum…
Dr. Nut (sans insister, de toute façon il connaît la réponse) – Bref, tout démarre à cause de la véhémence d’un imbécile sur sa trottinette qui affirme aux collègues que ce type a voulu le tuer avec son puissant scooter, qu’il l’a vu dans ses yeux. Des timbrés dans son genre, il y en a beaucoup mais comme le bobo à la trottinette est quelqu’un de haut placé à l’Hôtel de ville, les collègues ont eu l’ordre d’enquêter et de tirer tout ça au clair. Ils ont conclu à un accident. Tout en serait resté là jusqu’à ce que nous arrive au bureau la disparition inquiétante de la comtesse von Dujianosky, on découvre qu’elle habite au 14 rue Guynemer, comme par hasard la même adresse que celle de l’architecte, qui n’aimait guère la comtesse à ce qu’on raconte dans l’immeuble. Nous avons repris l’enquête et, de fil en aiguille, nous sommes tombés sur des coïncidences bizarres autour de l’architecte.
E.H. – Des femmes disparaissent ! (Ethel Hazel n’avait pas pu se retenir tant tout cela lui semblait extraordinaire, elle était la psychanalyste d’un tueur en série. Combien de fois dans la vie peut vous arriver un truc pareil ? Etait-elle en danger ? Elle se sentait vraiment excitée et le soleil couchant lui donnait des sueurs). Des femmes disparaissent ! C’est cela ?
Dr. Nut (Il sourit puis se rembrunit) – Oui mais ce n’est pas si simple. (Il se tut, réfléchissant)
E.H. (Un peu calmée) – Combien sont-elles ?
Dr. Nut – On n’en sait rien. On en connaît quatre au moins. Encore que connaître est un bien grand mot. Il y en a peut-être plus. Il y a la comtesse, celle-là on est presque sûrs de son funeste destin car on a retrouvé sa bague. Mais on n’a pas de corps, pourtant les fonctionnaires ont passé les égouts au peigne fin. On pense maintenant que seule la bague y a été jetée. Ce qui pose plus de questions que ça n’en résout. Et il y a Géraldine, son ancienne maîtresse, qui n’a pas donné signe de vie depuis des mois maintenant, presque un an, mais elle habitait seule, c’est une enfant de la DDASS qui s’en est bien sortie et qui voyageait beaucoup pour son métier, passant parfois un an ou plus à l’étranger. Elle était connue pour son indépendance et son caractère, alors personne ne s’est inquiété de sa disparition. D’ailleurs nous n’avons même pas reçu de plainte à son sujet et pour tout ce que je sais, elle pourrait s’être mariée au Brésil avec un tycoon de l’immobilier.
E.H. – Mais l’architecte a dû laisser des traces.
Dr. Nut (Il jeta un œil amusé sur la jeune femme assise à ses côtés) – Justement, ses traces, il y en a partout. Il y en a dans tout l’immeuble de la comtesse, normal il y habite, mais rien dans son appartement à elle. Idem dans l’appartement lyonnais de Géraldine, ses empreintes sont partout. Mais il ne se cache pas de cette liaison, du moins pas devant nous quand nous l’avons cuisiné et il reconnaît avoir fréquenté l’ingénieure. Il nous donne tous les détails qu’on lui demande. Mais il dit être comme nous, n’en pas savoir plus. Lui aussi la croit en train de faire la nouba quelque part. Ni l’appartement de la comtesse ni celui de Géraldine n’ont été forcés. Comme nous n’avons pas de corps, pas de date de la mort éventuelle, nous n’avons nulle part où placer l’architecte.
E.H. (Presque déçue) – Il se pourrait donc simplement qu’il n’y soit pour rien dans toute cette histoire ?
Dr. Nut (Qui réfléchit s’il devait en dire plus et décida de se lancer) – Non, car on pense qu’il y en a peut-être d’autres, des victimes. Je ne sais pas s’il l’a évoqué avec vous mais la meilleure copine de sa femme, une Marie-France Panoyaux dont je n’ai toujours pas bien compris ce qu’elle faisait dans l’agence, a également récemment disparu sans laisser de traces. Là pour le coup, on a une plainte pour disparition inquiétante mais il a fallu que Madeleine, la femme de l’archi, s’explique car on a appris qu’elles s’étaient violemment fâchées toutes les deux à propos de la façon de faire tourner l’agence. Or, l’architecte n’était pas témoin de l’algarade et, une fois de plus, on ne peut pas le placer, de près ou de loin, avec la récente disparition de cette Madame Panoyaux.
E.H. – De quels éléments disposez-vous alors ?
Dr. Nut – Rien de bien tangible à ce jour sauf que ça fait beaucoup de coïncidences et, dans la police, on n’aime pas beaucoup les coïncidences.
E.H. – Vous avez donc poursuivi les recherches…
Dr. Nut – En effet. Par exemple, nous nous sommes procuré la liste des toutes celles et ceux ayant travaillé à l’agence. Ce n’était pas difficile, elle est sur le site internet de l’agence. Alors on les a tous discrètement ‘checkés’, en se faisant passer pour un promoteur qui souhaitait savoir comment travaillait l’architecte Dubois.
E.H. – Vous avez le droit de faire ça ? Et ils vous ont crû ?
Dr. Nut – On a le droit de se renseigner – c’est un travail de fourmi, vous savez – et cela permet de ne soulever aucune suspicion. Mais vous seriez surprise à quel point il est facile de berner les gens. C’est d’ailleurs ce qui m’inquiète avec l’architecte. Car tous ou presque de ses anciens et anciennes employé(e)s ont plutôt dit le plus grand bien de l’agence – travail intéressant, bons salaires, bien traités, etc. Quelques-uns semblaient au courant des infidélités de l’architecte – donc sa femme l’était forcément, encore que… – mais à part ça tous ne pouvaient que recommander l’agence et l’architecte. Nous avons passé la compta de Dupont&Dubois à la loupe, je suis même allé voir tous les bâtiments construits par l’agence et j’ai discuté avec ses clients. Là encore, tout le monde le trouve correct, parfois super, et les plus vieux des hommes vous font un clin d’œil, l’air de dire que c’était un beau coureur votre architecte. Sauf que nous n’avons quasiment pas trouvé trace chez lui de ces anciennes maîtresses dont tout le monde parle, pas une note dans son ordi ou son téléphone, pas de billets de train qui ne collent pas avec un chantier quelconque, pas d’absences injustifiées, pas de mails en javanais. Sauf ceux avec Géraldine. Alors coureur ou pas l’architecte ? En tout cas d’une sacrée discrétion. Pas de nom, pas d’adresse, pas de mail. Du coup, je dois envisager qu’avec Géraldine il n’a pas eu le temps de tout effacer, que peut-être une ou d’autres femmes ont déjà subi le sort de Géraldine. Mais lesquelles ? Combien ? Depuis combien de temps ?
E.H. – Nul ne peut savoir de ce que deviennent les gens, 10, 20 ou 30 ans plus tard…
Dr. Nut – Certes, sauf que c’est en cherchant du côté de la liste des stagiaires, qui n’était pas sur le site internet, que nous sommes tombés sur quelque chose. Il y a plus de 15 ans, une jeune stagiaire, de Strasbourg, belle comme tout m’a-t-on dit à l’agence où ils étaient encore nombreux à s’en souvenir, y compris l’architecte qui n’en a dit que du bien, toujours est-il qu’après ses six mois de stage, elle a quitté l’agence et n’est jamais retournée à Strasbourg. Elle avait dit à ses parents partir en Allemagne pour une opportunité. Qu’elle leur ferait coucou dès qu’elle serait installée. Ils ne l’ont plus jamais revue.
E.H. – Et donc pas de corps…
Dr. Nut – Non, pas de corps pour la stagiaire non plus. Les collègues allemands ont cherché, ils n’ont trouvé rien ni personne correspondant au profil de cette stagiaire, disparue il y a 15 ans, l’affaire soldée par un non-lieu il y a huit ans faute de preuve de quoi que ce soit. C’est rageant car cela commence à faire un faisceau de présomptions préoccupant, surtout qu’il se peut que la série ait commencé bien plus tôt que nous ne le pensions. Et à chaque fois que nous l’interrogeons, l’architecte n’a pas un truc qui cloche. Il a réponse à tout, ne semble rien cacher, innocent comme la blanche colombe. Soit c’est un génie criminel, soit c’est un chat noir de première, un type qui porte la poisse.
E.H. (Elle en eut froid dans le dos et se décida à dévoiler une piste au policier, même si elle flirtait avec la ligne de crête de la faute professionnelle, tout en espérant l’impressionner. En minaudant donc) – Vous savez qu’il a une maison quelque part ?
Dr. Nut – Ha vous le savez donc ? Il vous l’a dit ? Oui, quand nous avons découvert qu’il avait une maison de campagne – il a fallu la chercher car il n’en laisse aucune trace non plus – nous avons pensé toucher le gros lot. Du coup on a envoyé des gars déguisés en chasseurs, avec des chiens spécialisés dans la recherche de cadavres. Ils ont discrètement fait le tour de toute la maison – c’est facile, elle est complètement isolée -, des dépendances et de tout le terrain alentour, jusque dans la forêt, sans quand les chiens ne signalent quoi que ce soit. Tout ce qu’on a trouvé ce sont des ruses de sioux de l’architecte pour embaucher des gens au noir et réaliser ses travaux pour pas cher et en s’asseyant un peu sur quelques principes légaux. Mais il n’est pas le premier à tirer fierté de son système D pour payer moins d’impôts, il ne sera pas le dernier, et, dans un sens, cela ne me regarde pas, je ne suis pas inspecteur des impôts. Par contre s’il massacre les femmes de caractère autour de lui, là ça me regarde.
E.H. – Et le trottinettiste dans tout ça ?
Dr. Nut (Avec un grand éclat de rire) – Oh, lui ne fait que râler, avec ses grands airs de type influent, il tient à son procès. C’est tout juste s’il n’a pas survécu à un attentat, au risque de mettre la République en danger. Il est complètement frappadingue tellement il se croit quelqu’un. Alors on le garde sous la main, on fait durer la procédure, au cas où il pourrait nous être utile pour confondre l’architecte. Il peut bien attendre son procès pendant longtemps, comme tout le monde.
Rien que d’y penser, Dr. Nut en rit encore.
Avec cet éclat de bonne humeur, l’atmosphère entre eux s’était réchauffée d’un coup, comme quoi l’apparition d’une évidence peut soudainement faire disparaître la tension. Après quoi, ils étaient allés manger dans un petit restaurant japonais de la rue Sainte-Anne. Comme elle ne connaissait que les sushis, ne sachant que choisir et ne voulant pas passer pour une imbécile, elle s’en remit à lui. Il commanda un repas d’Okonomiyaki au calamar, aux fruits de mer, au poulet et aux asperges. Le tout arrosé de deux bières Asahi. Ethel Hazel avait l’impression d’être en voyage. «Au moins il a de l’appétit», pensa-t-elle. Ils étaient convenus qu’après avoir mangé ils iraient se promener dans le jardin des Tuileries et ensuite, peut-être, espérait-elle….. Mais il n’avait pas fini ses Okonomiyaki que …
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… le téléphone de l’inspecteur a vibré. Il a écouté son interlocuteur d’un air soucieux. Puis il a furtivement posé sa main sur la sienne, l’a regardée directement dans les yeux avec comme message que ce n’était que partie remise puis il a dit «je dois filer» et il a filé. Elle fut surprise de voir à quelle vitesse il bougeait sa grande carrure dans le tout petit restau japonais plein de monde et comment, avec quelle souplesse, il disparut sans se retourner dans la foule de la rue Sainte-Anne.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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