«Bien souvent on ne sait pas sous quel lien les gens nous connaissent». C’est avec un trait d’ironie que débute la présentation de l’agence belge Rotor par Renaud Haerlingen, architecte membre du collectif belge – ils sont neuf. En effet, dès qu’il est question de Rotor, il vaut mieux se garder de trop l’apparenter à une agence d’architecture classique. Rencontre.
Le collectif a été fondé en 2005 par Lionel Devlieger, et Maarten Gielen et, première spécificité, pour une agence d’architecture, peu de diplômés de la branche de Victor Horta.
«Dans le groupe, nous ne sommes pas tous architectes, ce n’est même pas la majorité. Lionel est bio-ingénieur, moi j’étudie l’architecture. Maarten est autodidacte mais de parents juristes, ce qui est bien pratique, Mélanie fait la surveillance de chantier, la fin du processus. L’autre Lionel est historien, Mickael est chercheur et scénographe et Christian a étudié l’architecture avec moi. Quant à Adeline, elle est journaliste», énumère non sans malice Renaud Haerlingen lors de la présentation de Rotor dans les entrailles d’Architecture-Studio, en novembre 2016.
Une bande de professionnels, de chercheurs et d’autodidactes, regroupés en «un collectif». «Nous avons en commun un intérêt pour la dimension matérielle des choses et nous nous tournons volontiers vers l’industrie et le design», explique-t-il.
C’est en 2010 que Rotor a commencé à faire jaser, quand il a été en charge de l’aménagement du Pavillon de la Belgique, lors de la biennale de Venise. «Nous avons voulu réagir à ce qui nous semblait être l’architecture à la biennale : les maquettes. Nous voulions montrer l’architecture comme on la voit, comme un ensemble de matériaux, avec ses traces d’usages et d’utilisation».
Malgré un champ d’action dans le domaine architectural, des CV du monde de la construction et une réflexion tournée vers le design, Rotor n’est pas une agence d’architecture comme les autres. Ne serait-ce que parce qu’au lieu de construire, elle développe le parti de déconstruire l’architecture. Si bien que les membres de Rotor, attachés aux moindres aspects de leur pratique, même les plus juridiques, finissent par créer une nouvelle discipline au gré de chacun de leur projet.
Par extension à la déconstruction, le groupe s’intéresse également à la question plus large du réemploi des matériaux et aux différentes échelles des enjeux économiques. En témoigne la plateforme ‘Opalis.be’ qu’ils ont mise en place et qui réalise l’inventaire de matériaux de construction de seconde main prêts à l’emploi, permettant ainsi à de nouveaux acteurs de pouvoir les réutiliser.
Dans le cadre d’un appel d’offres pour la région bruxelloise, Rotor est allé à la rencontre de 120 acteurs économiques locaux, ceci afin d’examiner avec eux comment faire la promotion des matériaux régionaux. Parmi ces acteurs économiques, Rotor a découvert que beaucoup, si ce n’est la totalité d’entre eux, pratiquaient déjà le réemploi sous une forme ou une autre. Une conclusion s’est alors imposée d’elle-même : le réemploi est une entreprise régionale. «C’était un champ d’exploration, c’est devenu un champ de recherche», raconte Renaud Haerlingen.
Peu de temps après, la région flamande belge publiait un projet de décret pour le développement de l’économie circulaire. «Selon le gouvernement flamand, la Flandre n’avait pas de tradition du réemploi ! Mais notre étude démontrait le contraire. Nous avons pu contredire les politiques et le décret a évolué», ajoute-t-il.
L’architecture n’est cependant jamais bien loin. «Ce qui nous occupe le plus est la déconstruction. Sur les 120 entreprises visitées, nous avons constaté que leur attention était plutôt portée sur des matériaux ‘antiques’. Chez Rotor, ce qui nous intéresse est la déconstruction de matériaux contemporains».
S’intéressant à des chantiers de construction postmoderne, Rotor a ainsi découvert que le bail moyen d’un bureau pour une entreprise était de neuf ans. Ce qui est court. «Que fait-on de tous ces matériaux, faux plafonds, cloisons et autres, qui au bout de neuf ans ne sont pas obsolètes ?». Il n’y a qu’à se servir ! De cette confrontation avec la réalité du marché des baux tertiaire est née Rotor Déconstruction.
«Démontable ne veut pas dire réutilisable», martèle l’architecte et les réalités économiques demeurent. Rotor a alors imaginé une formule, à l’instar des formules mathématiques, afin de pouvoir vérifier si un projet de réemploi était viable : «le coût de démantèlement (+) la manipulation (x) les risques liés doivent être inférieurs à la valeur du marché», récite-t-il, pragmatique.
Cela écrit, l’exercice de l’analyse, du démontage, des inventaires et des mises en disponibilité des matériaux pour leur réutilisation a ainsi selon l’agence permis de «sauver» plus de 24 tonnes de matériaux, à raison d’une tonne par semaine désormais. «Le détournement des matériaux suppose un démantèlement soigneux avant la déconstruction. Notre travail consiste à observer, à remarquer un vieux carrelage qu’on ne regarde plus. Nous avons ainsi créé une typologie des objets ayant une propension au réemploi dans un immeuble standard», souligne Aude-Line Dulière*
Si la déconstruction est matérielle, le réemploi est sans doute environnemental ! Si bien que Rotor participe, en tant qu’assistant à maîtrise d’ouvrage (AMO), au projet de réhabilitation de la Caserne de Reuilly. Là encore, un long travail d’inventaire avant curage a été mené et quelque 200 radiateurs en fonte pourront être recouvrés. La récup n’est pas loin, le vintage aussi, surtout dans le XIe arrondissement.
De plus, le réemploi permet de créer de nouveaux usages à moindres frais. Début 2013, Rotor était invité à concevoir les événements entourant la mise en route de la fondation Galeries Lafayette. Les premiers échanges portaient sur «les Prolégomènes», un événement de plusieurs jours destiné à investir une partie du 9 rue du Plâtre, futur siège de la fondation. Rotor a alors proposé d’anticiper, d’aller plus loin que le simple réaménagement éphémère demandé en premier lieu et d’exploiter le statut temporaire de l’ensemble du bâtiment «Pourquoi ne pas utiliser le bâtiment pour faire exister la fondation dès maintenant ?» questionnait Rotor à l’époque.
Le projet consistait à ajuster un bâtiment qui avait dû faire face à des décennies de cloisonnements sauvages et à rafraîchir le regard sur certaines connotations esthétiques, tout en tirant profit du déjà-là. Dit autrement, «libérer l’espace de ses charges médiatiques et le rendre disponible pour la période d’attente». Les cloisons furent supprimées en parties hautes, pour en conserver 60 cm pour en faire des bancs. Plus Goscinny qu’Hergé, décalé comme Geluck, un des faux plafonds fut démonté et retourné pour en faire une table de banquet.
Le réemploi pose cependant la question des normes car tout ne peut pas être détourné de sa fonction d’origine labellisée CE. Certains matériaux ne peuvent alors être ressuscités en façade ou en revêtements de sol. Rotor interroge donc un marché encore embryonnaire et qui reste à développer tout en prenant garde à ne pas déstabiliser les fournisseurs de matériaux neufs. Pour cela, un impératif. «Nous devons pouvoir être autonomes vis-à-vis de notre maîtrise d’ouvrage, afin de pouvoir proposer des solutions, à l’instant T. Pour notre partie aménagement, le prix du mobilier évoluant chaque jour, il nous faut être opportunistes», justifie Renaud Haerdingen.
Si l’économie des projets menée par Rotor est identifiable, en revanche la rémunération de leur travail laisse coi, sachant que les architectes facturent des honoraires en pourcentage du coût des travaux, ici relativement peu élevés. Bref, l’équation économique est loin d’être résolue.
Mettez une pincée d’architecture, un peu de sociologie, un soupçon de droit, un nuage environnemental, une grosse louche d’économie, passez cela au mixer de la négociation, assaisonner d’un léger décalage et vous trouvez Rotor, un collectif inclassable, idéaliste, utopiste et dans l’air du temps.
Léa Muller
*Citée lors d’une table ronde en novembre 2016 sur l’économie circulaire organisée par le laboratoire de réflexion prospective sur l’innovation Gecina Lab