Changer la vocation de la rue de Rivoli, à Paris, n’est pas une petite affaire, en tout cas pas une affaire de quartier. C’est l’occasion de rendre lisible la manière dont les villes petites ou grandes croissent et parfois meurent.
« Le vieux Paris n’est plus qu’une rue éternelle
Qui s’étire élégante et droite comme un I
En disant : Rivoli, Rivoli, Rivoli ».
Victor Hugo
L’association des riverains se plaint de ce qu’ils n’ont pas été consultés sur la création de « la piste Corona » de Rivoli. Ils ont raison mais ils ne sont pas les seuls intéressés, c’est toute la ville qui est concernée, c’est toute la périphérie, toute la région. L’opportunité était tentante et la mairie la saisie, c’est de bonne guerre. Ce qui l’est moins est le manque d’explication, la brutalité de la décision, l’insécurité sur la pérennité de celle-ci, provisoire ou définitive ?
La bataille de Rivoli n’est pas celle qui sera déterminante, l’important est de comprendre la logique de la ville. Comment mettre en scène la nature, les vitesses de l’automobile, le numérique… et l’espace de la ville ? Si l’on met entre parenthèses l’autre guerre, plus institutionnelle, celle de la gouvernance du « Grand Paris », on peut garder la tête froide et comprendre l’inquiétude des représentants de riverains qui craignent « la disparition dans le quartier des Halles de sa grande diversité, tel qu’il a toujours été… un quartier qui doit être accessible à tous, fréquenté par tous. Quand tous les commerçants nous disent qu’ils craignent le phénomène de désertification des centres-villes, leur transformation en parc d’attractions nous apparaît contraire au sens même de la cité ».
Ils ont raison et il faudrait expliquer les décisions politiques de ceux qui veulent couvrir la ville de « forêts urbaines » pour donner l’illusion de vivre à la campagne.
Depuis un siècle se joue une partie qui touche à sa fin. Les centres des villes européennes n’ont rien à voir avec ceux des villes américaines or nous sommes trop souvent à la traîne les yeux rivés sur une modernité qui nous vient d’outre-Atlantique. La technique seule ne mènera pas le monde. En Amérique la saturation du centre par l’automobile le rend inaccessible et le voue au dépérissement.
Des stratégies foncières se mettent en place, il suffit d’attendre que le centre soit abandonné pour bénéficier de la rente et pour régénérer la ville, le downtown va revivre, la vitesse des automobiles va se transformer en vitesse verticale, celle des ascenseurs. Les tours vont constituer le nouveau paysage urbain. C’est la logique de la ville qui se construit sur la ville, le centre se densifie, la circulation automobile en surface disparaît et laisse la place aux transports en commun, aux cyclistes et aux piétons.
Dans la ville européenne, le choix de construction, la dimension historique et culturelle ne permettent pas ce type de régénération du centre. Et pourtant il faut supprimer la circulation automobile pour des raisons liées à la pollution et au bruit. Curieusement la demande forte de présence de la nature arrive à contretemps puisque la vitesse automobile disparaît. On devrait plutôt répondre à une demande de densification du centre rendue impossible du fait de ses particularités « européennes ».
C’est cette densité perdue qui devrait être la logique de la ville contemporaine pour maintenir le centre attractif et actif. C’est justement l’inquiétude qu’expriment les riverains, elle va bien au-delà de leurs intérêts locaux. D’où l’importance que prend la première couronne en devenant une partie consubstantielle de la ville. C’est sur elle que doivent se reporter la régénération urbaine et l’effort de réflexion collective.
La ville moderne voit son centre se vider et sa périphérie s’étaler, deux phénomènes auxquels il faut donner un coup d’arrêt. Le rejet de la circulation automobile dans la rue de Rivoli n’est pas anecdotique, il met en lumière la nécessité de comprendre, théoriquement, un problème urbain et métropolitain avant de lui trouver des réponses pragmatiques.
Paris n’échappe pas à la spécificité de la ville européenne, un centre solide qui, sous l’effet des progrès technologiques et du télétravail, se vide de ses habitants après avoir rejeté ses activités en périphérie. La volonté de verdissement, comme celle de réduire la vitesse de circulation et de transformer le vélo en roi, correspondent à une logique urbaine imparable. Cette logique n’est pas sans conséquences et le risque est grand de faire de Paris une ville morte. Il est indispensable de considérer Paris dans ses relations étroites avec « sa première couronne » et urgent de reconsidérer la place du logement et celle des activités dans l’espace « intra-muros ». Le confinement nous a donné l’image d’une ville morte, d’un silence pesant.
La rue de Rivoli est un exemple souvent utilisé par les architectes pour mettre l’harmonie, l’ordonnancement et la beauté en avant, une grandeur sévère, une rigueur grandiose… La maire de la capitale a donc choisi de faire bénéficier les Parisiens de ce spectacle en rendant la rue à la lenteur des mobilités douces. La rue de Rivoli, longue de trois kilomètres, a le mérite essentiel de longer le Palais du Louvre et le jardin des Tuileries.
Aujourd’hui, elle devient l’emblème de la suppression de l’automobile individuelle dans Paris. Par un curieux retournement de l’histoire, la rue qui porte le nom de Rivoli était un symbole, celui de la vitesse. Bonaparte à propos de la bataille de Rivoli, dans une lettre au Directoire disait : « Les soldats de l’armée d’Italie ont surpassé la rapidité tant vantée des légions de César ». Elle est devenue symbole de la lenteur, vouée à la douceur. Encore faudra-t-il penser à réduire l’ardeur des cyclistes !
Le centre et sa périphérie ne font qu’un et l’on ne peut pas ignorer les interactions qui touchent les déplacements mais aussi l’implantation des différents établissements humains, que ce soit à l’intérieur comme à l’extérieur des limites administratives, devenues abstraites. Réduire la présence de l’automobile est une nécessité. Les encombrements de la capitale ne sont pas une chose nouvelle, pas plus que le niveau sonore ou la qualité de l’air. Les chiffres sont de nature à rendre la ville détestable et pour beaucoup à les inciter à se confiner à la campagne ou penser que le télétravail va être la réponse.
Une étude de l’IAURIF* a fait apparaître, il y a quelques années, que le temps de trajet domicile/travail était une constante depuis César. De quoi réfléchir sur la perception du temps et les effets de la vitesse de déplacement, sur l’espace de la ville. Le départ des halles pour Rungis n’a pas eu véritablement l’effet escompté et les politiques hésitantes et contradictoires se succèdent. La mise en sens unique des boulevards devait aller dans le sens d’une fluidité liée à une augmentation de la vitesse alors que l’on cherche aujourd’hui à la ralentir. L’aménagement proposé par la ville pour la rue de Rivoli souffre de ces hésitations.
Si le projet est de réduire la circulation automobile, trop encombrante et polluante, de la remplacer par des mobilités douces et de donner la priorité aux transports en commun, pourquoi ne pas avoir une voie de bus en double sens ? La cohérence deviendrait une évidence. Il suffit d’avoir un projet qui ne soit pas uniquement la suppression des voitures mais de comprendre ce qui se joue dans l’espace de la ville, dans sa complexité.
La confusion règne sur le sujet de la circulation et la politique conduite est souvent incomplète et incompréhensible. Il arrive que des changements importants se fassent sans que notre vigilance soit mise en éveil. Après l’attentat de la rue de Rennes, en 1986, des décisions importantes ont été prises concernant la suppression des places de stationnement devant les édifices publics. A partir de ce moment, la réduction du stationnement sur la voirie a fait l’objet d’un plan continu et l’attentat de la rue de Rennes, en 1995, a permis d’accélérer la procédure et la réduction du stationnement s’est faite au bénéfice d’arbres plantés.
Cela a permis l’extension des terrasses de café qui ont grandement bénéficié de ce dispositif, surtout lorsqu’il a fallu s’accommoder de l’interdiction de fumer à l’intérieur des lieux publics. La pandémie finit le travail avec l’extension naturelle des terrasses en lieu et place du stationnement. Le concept « d’une ville lente », pas encore vide mais qui pourrait le devenir, est en marche.
L’automobile, polluante ou pas, va être éradiquée du centre de Paris. Ce qui est le plus choquant est la difficulté rencontrée à avoir des transports en commun dignes de ce nom, c’est la dégradation du service des taxis et des VTC, c’est le déficit de 10 000 places de stationnement gratuit aux portes de Paris.
Ce qui est choquant également est que cette politique ne fasse pas l’objet d’une pédagogie qui rendrait compréhensible et explicite les relations qu’entretient le centre-ville d’une grande métropole avec sa périphérie. La vitesse de déplacement ralentit, nous marcherons davantage dans un air plus pur mais la suppression de l’automobile risque de tuer l’activité. La ville sera plus saine mais inerte, plus agréable à vivre mais sans activité, dépeuplée alors que tout donne à penser qu’une attraction centripète amorce le renversement du phénomène d’évasion des dernières décennies.
Le bonheur des Parisiens ne peut pas se faire au détriment des Périurbains, il se transformerait vite en cauchemar. Le traitement de la totalité du périphérique et de la première couronne devrait faire l’objet d’un grand projet non pas pour réinventer Paris mais pour régénérer la capitale, la métropole. Il est encore temps de repenser le projet du quartier Montparnasse. L’urbanité retrouvée doit être un projet partagé, il est grand temps de l’énoncer.
Il faut donc envisager, de façon concomitante, la construction d’immeubles chaque fois que c’est possible dans Paris et la petite couronne. Un projet qui devrait mettre en valeur une mixité d’activités et de logements. Le virus aura mis l’accent sur la nécessaire attention à porter sur « la couronne de la ville », la ville et sa couronne sont indissociables.
Alain Sarfati
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* Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région d’Île-de-France (IAURIF), devenu aujourd’hui l’Institut Paris Région.