« Mon arrivée en France est un châtiment« , explique en riant l’architecte colombien Victor Castro. « J’étais hispanophone, avec une éducation anglo-saxonne et je ne parlais pas français« . Il n’avait d’ailleurs aucune intention de s’installer en France et c’est en Hollande, qui lui semblait bien plus intéressante, qu’il se rendait quand il a fait escale à Paris. Mais, en dix minutes, « [sa] vie a changé« . Portrait.
Pour Victor Castro, aujourd’hui 49 ans et confortablement installé dans sa petite agence de Puteaux (92), être architecte n’a jamais fait débat. Né à Bogota, fils d’enseignant (père prof d’anthropologie et d’économie, mère prof de mathématique), il est vite fasciné par un oncle architecte dont, « en cachette« , il copie les plans. Un autre oncle est ingénieur et urbaniste. A sept ans, il dessine et construit sa première maquette de maison, sur pilotis afin de garer ses petites voitures. « Dessiner et construire est devenu une obsession« , dit-il en se remémorant son inquiétude de gosse « quant à l’habitat » qui le hantait. Il poursuit ses études aux Etats-Unis (High School) dans le Michigan – comme tout bon fils de la petite bourgeoisie colombienne – puis passe sans encombre son diplôme d’architecte à Bogota. Il s’inscrit à l’Ordre des architectes colombiens, travaille immédiatement mais estime presque aussitôt qu’il lui faut « abattre les mûrs de clôture » dans lesquels il est né. Il insiste sur ce point : « je ne me suis pas enfui de Bogota« , dit-il. « J’avais envie d’approfondir mes connaissances de l’histoire de l’art et de l’architecture. Je devais aller en Europe« .
Il vend sa voiture – un bien précieux à l’époque en Colombie – pour financer le voyage. Le ticket d’avion est à destination de la Suisse. A l’aéroport, dix minutes avant le départ, son oncle le rejoint en salle d’attente et lui demande de remettre de sa part un courrier « important » pour un ami architecte à Paris. « Mais je ne passe pas par Paris« , explique Victor avant d’accepter la commission. Dans l’avion, son voisin est un jeune colombien partant faire des études de cuisine à Paris ; ils sympathisent. Arrivé en Suisse, Victor Castro prend un billet de train pour Rotterdam, trajet qui passe, découvre-t-il, par Paris, où il débarque à 7h du matin. Entre deux trains, il se rend à l’agence indiquée par son oncle pour remettre le courrier. Cet architecte, Guy Calderon, lit le courrier qui n’était rien d’autre qu’une recommandation. « Je viens de gagner un concours« , dit-il. « Je vous propose de rester ici deux mois, vous commencez demain« . Victor Castro a passé sa première nuit parisienne chez son nouvel ami cuisinier.
Il a finalement travaillé dix ans pour Guy Calderon et quitté la Capitale pour s’installer à Puteaux. Laps de temps pendant lequel il a appris le français et le métier, donnant libre cours à sa « passion » de construire. Marié, un enfant, il a souhaité alors ouvrir sa propre agence pour découvrir… que son diplôme colombien n’était pas reconnu en France. « Pas le droit d’être architecte !!! » Un drame. Le ministère de la Culture lui demande de constituer un dossier avec des références « mais comment avoir des références puisque je ne peux pas exercer ? » Puisqu’il est inscrit à l’Ordre colombien, il se lance à corps perdu dans les concours internationaux. Financièrement cela devient difficile au point que, pour réaliser la maquette d’un concours en Grèce… il vend sa voiture.
En 1992, il obtient enfin son agrément et, quelques mois plus tard, il s’apprête à ouvrir son agence. « La vie est une succession d’étincelles qui peut faire un grand feu ou s’éteindre le soir même« , dit-il. De fait, la veille de la création de l’agence, il livre un appartement pour une cliente. Le directeur des Services techniques de Ste Anne (le plus grand hôpital psychiatrique de France) est à l’inauguration.
– « Dommage de ne pas faire des choses comme ça pour les malades« , lui dit-il.
– « Pourquoi ?« , demande Victor Castro
– « Nous n’avons pas les moyens« .
– « Ce n’est pas une question de moyens« , rétorque l’architecte.
Quinze jours plus tard. Cet homme l’appelle : « nous avons une petite opération mais pas d’argent« , dit-il. L’architecte s’empare du projet, propose d’évider l’espace et de reprendre tous les murs porteurs, augmente ainsi la capacité d’accueil et se bat pour le projet. Du coup, il récupère du budget et sort bientôt « un nouveau service de psychiatrie tout neuf« . Une discussion de dix minutes a, de nouveau, fait basculer sa vie. Une seconde, puis une troisième, une quatrième opération s’enchaînent dans « la Mecque » de la psychiatrie. Ce qui lui ouvre les portes de la Pitié-Salpêtrière, de Villejuif, de la Fondation Rothchild. Cela fait désormais douze ans qu’il travaille en psychiatrie.
C’est aussi ce qui explique la référence au « châtiment« . En effet, jeune homme, il avait une véritable aversion, voire une phobie, de l’hôpital. Un domaine qui le poursuit pourtant. Etudiant déjà, on lui impose de travailler sur un projet d’hôpital. Il s’astreint donc à aller en visiter quelques-uns, en ressort à chaque fois écoeuré par l’odeur qu’il trouve insupportable et envahit d’un sentiment « d’y être paumé« . Le malaise – il s’effondre aux urgences à la vue du sang – est fondateur. Ce projet sera donc conçu, en 1978, avec des chambres qui donnent toutes sur un jardin exubérant (nous sommes en Colombie), justement pour masquer l’odeur. « Cet hôpital ressemblait à un hôtel de luxe« , dit-il aujourd’hui en riant. « J’ai pensé : je ne vais pas l’appeler hôpital mais ‘hôtel de soins' ».
Cette volonté première de considérer les malades comme des « hôtes » est restée. Sauf que des urgences à la psychiatrie, la distance est (était ?) incommensurable. Il s’attache pourtant à la combler alors même que l’histoire a gardé sinistre mémoire de cette association psychiatrie/architecture. « Tout est à faire« , explique Victor Castro. « L’état d’esprit du psychiatre est proche de celui de l’architecte ; il s’agit d’une recherche empirique où nous n’avons pas la vérité mais où tout est envisageable« .
Les contraintes sont drastiques. Ainsi, les Unités pour Malades Difficiles (UMD)* qui reçoivent des détenus remis par la justice, ne comptent, pour toute la région centre et Ile-de-France (+les DOM) que 80 lits. A Villejuif, 30% des patients arrivent également par le biais de la justice. Quand c’est le cas, ce n’est pas à cause de délires de ‘doux-dingues’ (selon l’expression consacrée) mais bien, comme l’expliquait en avril 2003 Dominique Perben, alors ministre de la Justice car « [le ministère] porte une grande attention aux difficultés rencontrées par les personnels de l’administration pénitentiaire qui subissent des agressions de la part de personnes détenues souffrant de troubles mentaux« . Euphémisme…
Sauf que dans ce cadre, ces contraintes sont reportées sur l’architecte dont le maître d’ouvrage n’est pas le ministère de la Justice mais celui de la Santé. « Comment établir une règle du jeu draconienne et rigoureuse dans un contexte empirique ?« , s’interroge Victor Castro. « Sur la base des informations de service ? » Il ne fut pas long à constater que, dans ce cas, le programme ne ferait que retraduire le programme existant, datant pour l’essentiel du 19ème siècle : en clair, une prison. De fait, pour les personnels médicaux non armés, qui ne sont pas des gardiens, « la cage à barreaux » est la solution la plus simple et la plus sécurisante. Victor Castro prit ainsi le risque d’écrire noir sur blanc à l’un de ses maîtres d’ouvrage qu’il ne pouvait s’engager sur un tel projet. « Il faut un programme humaniste capable de traduire ‘Murs et barrières’ à des niveaux qui incitent à la vie, avec une sécurité efficace mais discrète« , dit-il. Le psychiatre chef de service s’est rendu à ses arguments. Restait à tout, ou presque, inventer.
Il y est parvenu (y parvient encore) contre la logique sécuritaire. Sauf que proposer « un centre de réinsertion plutôt qu’un centre de torture » pose nombre de problèmes annexes. Ainsi les personnels, dont le métier est extrêmement difficile, vivent-ils mal, alors qu’ils réclament à juste titre plus de moyens et de personnel, le travail d’optimisation d’un architecte qui enlève du poids à leur demande, qui tend à transformer des ‘cellules’ en ‘chambres’ et qui du coup remet en cause des principes de circulation bien ancrés. « L’idée est celle d’une architecture centrifuge, une sorte d’entonnoir en plan et en coupe, afin que le malade soit ‘invité’ par l’architecture à se tourner vers l’extérieur, un élément d’ailleurs désormais utilisé en psychiatrie, selon le principe que l’unité de base soit la chambre du malade (à l’opposé donc de se qui se faisait avant où les malades dormaient dans des dortoirs d’où ces bâtiments tout en longueur. NdR) », explique-t-il. C’est ainsi qu’il a élaboré une cour de promenade fermée sur elle-même mais avec des couvertures en porte-à-faux interdisant toute escalade, sans aucun élément visible de sécurité. Il le concède, « le côté sécuritaire est un point d’interrogation énorme« . Hannibal Lecter, dans sa « cage à barreaux » ne le démentira pas.
Des innovations conceptuelles qui ne sont donc pas sans bousculer les normes établies et qui placent l’architecte au centre des conflits entre direction et personnel. « L’architecte est un fusible« , dit-il, alors même que la question de la sécurité doit être conçue, selon lui, globalement et non sous le seul angle du bâti. Il s’est même attaqué aux chambres d’isolement dans lesquels il a introduit des « éléments extrêmement sensibles » (plafond incliné, couleurs, lumières) que son usage ne soit pas une punition mais un outil de thérapie.
Cela dit, Victor Castro souligne qu’au moins, en France, la volonté de soigner est réelle, malgré les difficultés, malgré le manque de moyens ; la raison pour laquelle, « depuis 15 ans, les choses ont bougé à St Anne« , comme le fait pour les malades d’avoir une salle de bains. Qui plus est, l’Etat encourage les malades à vivre chez eux et tend à restituer la responsabilité de leur quotidien aux familles. Il en eu l’illustration lors de ses voyages d’études à l’étranger. Aux Etats-Unis, il fut ainsi surpris de trouver des établissements sans sécurité et isolation apparentes entre les malades et le personnel soignant (souvenez-vous de Vol au-dessus d’un nid de coucou. NdR). Explication : camisole chimique et chaque infirmière dotée d’un pistolet électrique. Dans cet établissement de l’Etat de New York, les malades ne disposaient que de sanitaires collectifs et la cour était entourée de fil de fer barbelé. En Russie, un psychiatre ne lui a pas caché que les patients « étaient là pour être punis et approvisionnés en produits« .
Les uns et les autres furent abasourdis – le sont encore – de découvrir les plans de Victor Castro mais le fait est que Centre hospitalier Paul Guiraud-UMD Henri Colin de Villejuif, qu’il a conçu, est devenu une référence en Europe et participe à l’évolution des mentalités. « On me reproche aujourd’hui que les lieux sont trop beaux, que les malades ne veulent pas partir et on me demande de faire plus austère, moins confortable« , dit-il en riant.
Son travail sur des cas très lourd lui a permis de trouver des solutions pour des patients aux pathologies plus bénignes. Ainsi, s’il lui fut demandé que l’hôpital de pédopsychiatrie dans le XVIe arrondissement de Paris « ne ressemble pas, quartier oblige, à un hôpital« , il a su, contre l’avis initial du personnel, proposer un espace commun – délimité en son centre par un muret et des marches permettant aux enfants de « s’élever » par rapport aux adultes et jouant sur les perspectives d’un plafond incliné – que les enfants et les enseignants se sont au final immédiatement appropriés. « J’en reviens toujours à l’argument empirique. Le psychiatre a envie de rechercher des choses, il crée sa psychiatrie. C’est à l’architecte dans ce cadre de proposer de nouvelles façons de voir, d’exprimer sa conviction intime d’humaniste, d’être pédagogue, même s’il n’est pas payé pour ça, parce que lui seul maîtrise des paramètres sous-estimés par les différents acteurs du programme. L’architecture doit faire partie de la thérapie du malade, le bien-être doit être un facteur positif et constructif de son traitement« .
Ca va mieux en le disant et Victor Castro est capable, en quelques minutes, de vous emmener dans un monde que le commun des mortels n’appréhende qu’avec défiance. De fait, envisager sans réticences le bien-être d’un ‘serial killer’ (pour faire simple) est naturellement difficile. Ce l’est d’autant plus pour des infirmier(e)s qui vivent la peur au ventre, à raison comme l’ont démontré des affaires récentes (une décapitation à Pau), pour des directeurs qui doivent prioritairement gérer d’insurmontables difficultés budgétaires, des problèmes de sécurité énormes et des difficultés de recrutement majeures. Pourtant l’architecte s’y emploie sans relâche car s’il ne le fait pas, qui le fera ? Les patients ?
L’architecte lui-même accuse parfois le coup. Il s’est donné à fond pour la construction de logements sociaux comme on goûte un fruit délicieux longtemps défendu. Dans son bureau, trône la photo d’un restaurant d’entreprise qu’il a réalisé il y a dix ans maintenant mais qui semble rester dans son esprit le symbole d’une architecture sans contrainte (heureuse ?), sociale, aimable. A ses heures perdues, il continue à travailler sur la problématique du petit espace, un sujet qui le passionne ; il a ainsi transformé son studio de 35m² en un étonnant cinq pièces d’une fonctionnalité remarquable. Une forme de hobby qui prend le contre-pied de sa éducation, lui qui fut élevé dans une très grande maison à Bogota.
« La vie est la plus forte« , dit cet homme qui a vu la sienne tourneboulée plutôt deux fois qu’une. « J’ai réalisé une première expérience en gériatrie« , dit-il. L’opportunité que ses désirs et son expérience de l' »être humain qui n’est plus autonome« , que son ambition initiale de construire des logements et sa passion des petits espaces trouvent enfin à s’exprimer en même temps.
Christophe Leray
*La loi de programmation et d’orientation pour la justice du 9 septembre 2002 a créé des unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA) pour accueillir en établissements de santé l’ensemble des hospitalisations pour troubles mentaux de personnes détenues, qu’elles soient consentantes ou non.
@Victor Castro
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 5 avril 2006