Hypertourisme vs SDF : quelle est la probabilité que la disparition du premier réduise le nombre des seconds ?
Au cours des jours précédents, deux informations simultanées sont responsables d’un choc émotionnel vif. Pas qu’elles soient passionnantes prises individuellement, mais leur réunion crée un doute profond, une zone orageuse dans l’appréciation qu’on peut avoir de notre civilisation urbaine. Comme deux légers nuages qui chargés de polarités différentes deviennent un orage violent par leur rencontre inattendue et tumultueuse.
D’une part la France se désespère d’avoir raté les 100 000 000 de touristes en 2019.
On accuse d’une façon désordonnée :
– Les gilets jaunes effrayant le touriste benoît qui, les deux mains sur son ventre, sous l’appareil photo qu’il a conservé de son père chasseur alpin en Autriche, a connu l’effroi à l’idée de se faire massacrer sur les Champs-Elysées par des hordes de sauvages, à peine descendus de leur rond-point avec leur manche de pioche prêt à fracasser le crâne avant de voler l’appareil photo. Une hantise s’est emparée de l’hypertouriste.
– Le Brexit qui angoisse nos amis anglais, d’habitude pourvoyeur d’une masse impressionnante de touriste compacte de rosbeefitudité, dents en avant et cheveux rouges à l’air, et qui cette année ont été terrifiés à l’idée de ne plus pouvoir regagner leur grise banlieue ou leur verte campagne asservie en ces temps troublés par les jérémiades de leur étrange ballet politique incompris du monde entier et qui peut s’assimiler à une série d’éléments aléatoires, comme une suite de symboles d’un alphabet ne possédant aucune structure, régularité, ou règle de prédiction identifiable.
– Et Notre-Dame, dont nos colonnes ont largement évoqué le sort étrange mais si impressionnant de rumeurs islamophobes et de sa traduction par des médias insipides laissant augurer que la France couverte de hordes de mauresques sanguinaires incendie tous les lieux de cultes qui, d’habitude font le régal des adeptes de l’hypertourisme.
Rappelons que la France reste la première destination touristique mondiale avec 2,8 visiteurs étrangers chaque seconde, soit de 84,5 millions de touristes étrangers en 2015, 83 millions en 2016, 89 Millions en 2017. A l’horizon 2020, la France devrait retirer 51 milliards d’euros du tourisme contre 45 en 2012.
Alors, si on rate le 100 000 000 de touristes en 2019, dont la moitié à Paris, on ne retirera pas les 50 milliards d’euros de recette prévue du tourisme.
Notre balance commerciale en souffrira sans doute, mais ça chagrine qui ? A part trois ou quatre hauts fonctionnaires du ministère de l’Economie et deux ou trois lobbies de grossistes de produits made in China pour des touristes chinois ? C’est parfaitement abstrait la balance commerciale de la France, tout le monde s’en fout dans le cadre d’une pratique quotidienne d’une vie ménagère, et surtout les SDF, qui n’ont même pas de vie ménagère, autour de qui tourne la seconde information d’autre part.
L’étude des SDF dont la mort a pu être recensée en 2018 montre qu’ils sont en moyenne décédés avant 50 ans, soit «trente ans plus tôt que la moyenne de la population», a annoncé mardi le collectif Les morts de la rue qui analyse ces décès chaque année.
En 2018, le collectif a dénombré 612 personnes mortes dans la rue, 15% de plus que l’année précédente. Mais «on est très loin de l’exhaustivité», met en garde la coordinatrice du collectif.
De précédentes recherches avaient ainsi estimé que le nombre réel des SDF décédés était six fois plus important que celui recensé par le collectif.
L’analyse des conditions de ces décès montre la violence de la vie à la rue : 27% des morts sont liées à «des accidents, des agressions ou des suicides», 36% à des maladies. Le collectif souhaite également attirer l’attention sur les femmes, souvent «invisibles» dans la rue. Elles représentent 9% des décès recensés entre 2013 et 2018, mais ce chiffre est «très probablement sous-estimé», estime-t-il. L’analyse montre qu’elles meurent encore plus tôt que leurs homologues masculins, à 45,6 ans en moyenne, le plus souvent d’une maladie.
Si on se désespère de la non-progression du nombre des hypertouristes qui viennent saloper nos plates-bandes de leurs canettes de soda et agir sur nos espaces publics par le ballet incessant de leurs shorts fluo et leurs casquettes du tour de France de l’année précédente et pour pouvoir se vautrer confortablement dans leurs énormes cars qui produisent tout ce bon gaz à effet de serre qu’on a tant de plaisir à inhaler, on est en droit de s’interroger sur la relation de cause à effet entre les deux informations ici évoquées.
Y a-t-il un rapport entre le nombre de décès des SDF et la baisse du nombre des crétins trimballés sous nos latitudes, faisant à peine la différence entre Eurodisney et la carcasse calcinée de Notre-Dame de Paris, qu’on vient voir quand même, mélangeant le voyeurisme à l’hypertourisme ? Sommes-nous en train de jeter les bases d’un véritable paramètre cybernétique sur l’autocontrôle du nombre des touristes par le nombre de décès de SDF ?
Le problème se situe naturellement, pour autant dramatique qu’il soit, sur le plan de l’étude des mécanismes d’information des systèmes complexes, (explorés en vue d’être standardisés lors des conférences Macy et décrits en 1947 par Norbert Wiener) et non pas dans le trivial état de repoussoir des trottoirs jonchés de pauvres dont s’accommodent les tour-operators, évitant la porte de la Chapelle et le boulevard de Rochechouart.
Sur le plan du métabolisme respiratoire, un car de tourisme (ces monstres incroyables qui égayent nos rues étroites) nécessite la plantation de 250 conifères pour absorber les gaz d’échappement d’une semaine d’errance intra-muros. Car, malheureusement, cette quasi centaine de millions de touristes charriés par des dizaines de milliers de gros diesels ne va pas là où la nature serait susceptible d’absorber leurs déjections. On a rarement vu des cars de touristes dans la Creuse ou dans le Berri, ce sont les villes qui sont visées, Paris en tête, mais pas trop loin derrière, Saint-Paul-de-Vance connaît une mutation chromosomique des plus douteuses.
La gestion de l’espace est ainsi faite que les centres urbains créent simultanément le désir de visite à l’endroit même où celle-ci n’est pas forcément la bienvenue (sauf pour les lobbies précédemment indiqués) et le vertige de la déshérence.
On en cherche la formule afin d’en étudier l’évolution dans une prochaine chronique, l’année prochaine, du rapport entre les touristes et les morts dans la rue à Paris, on arrive à un SDF décédé pour 81 700 touristes.
Rien à voir me direz-vous, ce ne sont pas les touristes qui tuent les SDF. Certes, ils sont grégaires mais pas méchants.
Mais on peut s’interroger sur l’existence d’une sorte de super paramètre qui, partant de la divinité n°1 : la balance commerciale et intégrant le chiffre d’affaires de Heuliez (fabricant de cars pour touristes), la voirie parisienne, les lobbies du souvenir de Paris made in China, les porte-containers pour acheminer ces saloperies, permettrait, en agissant sur l’un ou sur l’autre de ces composants, de réduire le nombre de morts dans la rue.
Allez savoir ! C’est la magie des effets dérivés de la généralisation d’espaces complexes tels qu’ils sont définis par Maurice Fréchet (1948), qui a fait remarquer que le «développement de la théorie des probabilités et l’expansion de ses applications ont amené à la nécessité de passer de schémas où les résultats d’expériences aléatoires peuvent être décrits par des nombres ou par un ensemble fini de nombres, à un schéma où les résultats des expériences peuvent représenter des évolutions sociétales majeures».
On teste : plus un car de touriste à Paris, combien de SDF sauvés ?
François Scali
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