Parmi les sept péchés capitaux de l’architecture qui accablent aujourd’hui les architectes, la censure à laquelle ils sont soumis, arbitraire et exercée le plus souvent par des incompétents en architecture (juridiquement parlant), est le péché le plus dégradant.
La censure s’exerce de deux façons : par les interventions des Pouvoirs publics et par les assurances.
Convenons que l’architecture doit être la meilleure synthèse possible en réponse à des questions variées, telles que l’usage prévu du bâtiment, les contraintes du lieu, le budget, les préoccupations sociétales de l’époque et, évidemment, les moyens techniques existants.
Ces questions sont datées, elles sont celles du moment. Il ne peut pas y avoir d’architecture étrangère à son époque. Toute copie d’une architecture ancienne, tout pastiche, ne peut se justifier qu’en intervenant sur un bâtiment d’importance patrimoniale. Il s’agit alors de restauration, non d’architecture. Toute construction neuve ne doit jamais copier l’ancien.
Or les décideurs en la matière, essentiellement l’Etat et les élus locaux, s’arrogent le droit d’intervenir dans la conception architecturale, souvent largement. Ils le font de plusieurs manières :
– en tant que maîtres d’ouvrage, imposant directement leurs vues, par exemple dans des programmes publics ;
– en tant qu’avis autorisés, par délégation, tels que ceux des architectes des bâtiments de France, ou des architectes conseils ;
– en tant que rédacteurs des règlements d’urbanisme et de leurs funestes articles 11 ;
– quand ils délivrent les autorisations d’urbanisme.
En outre, les assurances professionnelles imposent à peu près toujours de respecter des règles techniques éprouvées, codifiées (DTU et Normes), pour accorder leurs garanties souvent obligatoires, toujours indispensables. Ces règles s’entendent comme étant « traditionnelles » (traduisez : « anciennes »).
Les procédures pour y échapper, telles les ATEx (Appréciation Technique d’Expérimentation) sont complexes et coûteuses. En pratique, elles ne peuvent être retenues que sur des opérations importantes, donc peu représentatives de l’essentiel de ce qui se construit en France. Elles sont absentes de presque tous les chantiers.
Les conséquences sont terribles.
En étant empêchés d’innover, les architectes ne créent plus d’architecture. Ils sont cantonnés dans le « design », valeur respectable en soi mais étrangère, voire nuisible, à l’architecture quand elle est isolée des autres valeurs à prendre en compte. Dissocier forme et matériaux, aspect et conception globale, est une aberration. C’est une pratique inculte.
L’architecture, témoin de son époque, de ses progrès techniques, de ses préoccupations sociétales, n’existe plus. Un pan immense de notre culture est avorté, l’architecture en étant le marqueur le plus prégnant.
En étant empêchés d’innover, les architectes ne peuvent pas non plus faire progresser les techniques. Un progrès technique en matière de construction ne se décrète pas dans un cabinet ministériel. Il surgit par exemple dans l’imagination d’un architecte, quel qu’il soit. Il est alors mis en œuvre, copié s’il le mérite, amélioré autant que nécessaire, jusqu’à son aboutissement. Il pourra ainsi devenir un élément, une pierre de l’architecture de son époque.
Aujourd’hui, sont encore souvent construits des murs en briques, des charpentes en bois, des couvertures en tuiles comme le faisaient les Romains il y a 2000 ans. Pourtant ce sont bien les progrès techniques qui ont permis l’évolution en architecture. Les cathédrales gothiques n’existeraient pas sans la croisée d’ogive et le fer. Même s’il en avait eu l’idée un siècle plus tôt, Gustave Eiffel n’aurait pas pu construire sa tour. La villa Savoye, classée monument historique (tiens, tiens…), n’existerait pas sans le béton armé.
Si les architectes avaient pu librement faire évoluer l’architecture depuis les années 60, depuis que l’Etat se targue d’architecture, nous construirions aujourd’hui de façon bien plus qualitative, bien mieux écologique, bien moins chère, grâce aux techniques actuelles que nous sommes contraints de délaisser. Nous aurions fait progresser l’architecture.
Comment en sortir sinon en retrouvant ce qui a permis dans les siècles passés de créer l’architecture que nous admirons tant aujourd’hui : celle de son époque, quelle qu’elle soit ? Nous maudissons pourtant ce principe dont nous chérissons les causes, pour paraphraser Bossuet à l’envers. C’est en autorisant la création architecturale, sans la censure imposée par des incultes, que le noble art pourra à nouveau exister.
Si les contraintes volumiques (hauteurs, implantations) des règles d’urbanisme ont une légitimité certaine, quoique a minima, les articles 11 des PLU qui définissent l’aspect des constructions doivent être supprimés – au moins quand la conception est due à unarchitecte. Les Pouvoirs publics doivent s’interdire d’intervenir, directement ou indirectement, dans l’aspect et les matériaux des projets. Il n’y a pas d’autre solution.
Il faudra également faire évoluer la loi pour permettre d’expérimenter des solutions innovantes. Bien sûr, les maîtres d’ouvrage doivent être protégés de prises de risques anormales, mais il faut se souvenir que le monde du « Bâtiment » n’est pas celui de « l’Industrie » et que le risque zéro n’existe pas. C’est le cas dans bien d’autres domaines, tels que la santé ou l’entreprenariat. Des aménagements à risques – et bénéfices – consentis et partagés entre les professionnels et leurs clients, doivent être possibles.
Bien sûr, notre société ayant perdu le sens de l’architecture depuis 50 ans, les premières années verront probablement un certain flottement dans les conceptions nouvelles. Et si quelques résultats seront parfois négatifs, ils ne pourront pas être pires que les ridicules et lamentables pastiches actuels. Puis les choses reprendront leur cours normal, la sélection naturelle pourra à nouveau fonctionner (en architecture, je suis Darwiniste), la qualité perdue pourra renaître et offrir aux générations futures une production qu’elles pourront admirer à leur tour et qui n’entachera plus la culture architecturale française.
Jean-François Espagno
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