La profession d’architecte cumule bien des handicaps, bien des « péchés ».* Le 7ème, le dernier, est peut-être le pire de tous, puisqu’il a permis aux six autres de prospérer : la résignation.
L’accumulation de tous ces péchés en une seule profession est bien lourde :
1. Les architectes subissent une censure digne d’un autre âge. Des incompétents (juridiquement parlant, bien entendu) leur imposent leur vision de l’architecture, c’est-à-dire une vision primaire, inculte, une copie d’un passé qu’ils glorifient, alors que la qualité de ces architectures passées tient à ce qu’elles-mêmes ne copiaient pas leur passé mais, au contraire, innovaient en usant des moyens techniques de leur époque (tel que le fer pour les cathédrales gothiques, l’acier au XIX° siècle, le béton armé au XX°, etc.).
2. Les architectes supportent d’être responsables de fait de malfaçons qu’ils n’ont pas commises, qui sont dues à des tiers avec qui ils n’ont même pas de lien contractuel. Injustice !
3. Leurs missions se réduisent comme peau de chagrin, leur titre est galvaudé. Anorexie !
4. Leurs avantages, ce qu’ils peuvent apporter à leurs clients éventuels, ne sont pas perçus par les gens ordinaires qui, du coup, les ignorent, « élus » y compris. Marginalisation !
5. Leurs revenus sont les plus faibles des professions réglementées, et surtout, les plus aléatoires. Pauvreté !
6. Ils sont déconnectés de la réalité, de la société d’aujourd’hui et de ses codes. Notamment, ils ne sont pas en phase avec les façons d’acheter actuelles. Dysphasie !
Cela fait beaucoup pour une seule profession. Hasard ?
Évidemment, il n’y a pas de hasard. Si la profession d’architecte est si mal lotie, cela tient beaucoup aux architectes eux-mêmes. Chaque profession doit se prendre en charge, faire valoir le rôle social qui est le sien. Personne d’autre ne le fera à leur place. Il semble bien que les architectes, dans leur globalité, pèchent par l’ignorance de cette nécessité.
Est-ce cependant vraiment leur faute ? Est-ce leur sens aigu des responsabilités qui leur fait accepter même celles qui ne devraient pas être les leurs ? Est-ce la passion pour leur métier qui leur permet d’endurer des conditions d’exercice anormales, voire pire ? Finalement, la bonne volonté excessive n’est-elle pas coupable ?
Depuis peu, j’entends souvent le mot à la mode, « résilience », pour caractériser ce que doit être l’attitude des architectes. C’est-à-dire ?
« Résilience » = Capacité d’un individu à supporter psychiquement les épreuves de la vie. Très bien, c’est une grande qualité, du moins face aux épreuves inévitables. Mais cela ne doit évidemment pas être de la résignation ! Au contraire, refuser ce qui doit être changé, amélioré, est une qualité, un devoir même, quand on est persuadé du bien-fondé de ces changements.
Il y a aussi une autre définition à « résilience » = Capacité qui permet de rebondir, de prendre un nouveau départ après un traumatisme. Ah ! voilà qui me plaît : prendre un nouveau départ, s’engager de nouveau à progresser, quitte à changer un peu de chemin mais pour mieux arriver à bon port. C’est la « feuille de route » que je souhaite voir adoptée par les architectes.
Le 7ème péché des architectes serait donc la résilience mal comprise, la résignation. Ce n’est pas une fatalité. Les architectes peuvent décider, quand ils le voudront, de renverser la pente et de prendre un autre chemin pour mettre en évidence leurs vertus.
Ils réussiront, car ils sont porteurs de trois vertus « architecturales » bien supérieures à leurs sept péchés capitaux. Ces vertus sont :
La multi-compétence. Réaliser un bâtiment, de la conception à la livraison, est une opération complexe, de plus en plus complexe au fil des réglementations.
Il est donc indispensable qu’un chef d’orchestre puisse organiser cette belle aventure qu’est la création d’un bâtiment, afin que le produit réalisé, unique, soit cohérent dans tous ces composants. Ce chef doit avoir des compétences dans bien des domaines, créatifs, juridiques, financiers, managériaux, techniques, etc.
Qui peut tenir ce rôle ? Aucun technicien spécialisé, comme on en voit apparaître un peu partout pour chaque tâche spécialisée que l’on invente au fil des années. Au contraire, il faut un spécialiste de… la généralité ! Il doit être un généraliste multi-compétent. C’est ma définition du métier d’architecte.
La fiabilité. Réaliser un bâtiment est aussi une opération risquée, dangereuse pour le client car il s’agit de réaliser un prototype unique, à la main ou presque, avec les aléas des faiblesses de la nature humaine. En outre, un bâtiment se répare mal, il n’est pas conçu pour ça. Et, évidemment, en cas de défaut, il n’est pas échangeable une fois fini.
La nécessité de la fiabilité de l’architecte est une évidence. Parmi tous les intervenants, chacun assume la prestation dont il s’est chargé. Mais la nature humaine n’est pas infaillible, telle celle d’un robot. Une faiblesse ponctuelle de l’un ou l’autre intervenant n’est pas exceptionnelle et peut être surmontée. Mais les éventuelles défaillances du chef d’orchestre – ou du capitaine du navire, comme on voudra – seraient bien plus graves ; elles mettraient tout le monde en danger.
La compétence reconnue des architectes, par leur inscription au Tableau de l’Ordre et par la veille des Conseils régionaux, est une garantie pour leurs clients.
Cette fiabilité impose une probité sans faille. Le client n’achète pas un produit fini. Et il n’est pas un technicien du « bâtiment ». Il n’a donc pas la capacité d’apprécier si l’ouvrage réalisé sera de qualité (architecturale, technique, d’usage, etc.). En outre, il y a toujours beaucoup d’argent en jeu ; même un budget de 50 000 €, c’est une somme importante. Les tentations de ne pas respecter les intérêts du client-maître d’ouvrage, voire de se laisser aller à quelques irrégularités, sont grandes pour chacun des intervenants. L’architecte est alors le professionnel sur lequel le client peut compter pour qu’il n’y ait pas de telles anomalies qu’il ne pourrait pas détecter lui-même.
Là aussi, le serment de respecter un code de déontologie, prononcé à l’inscription au tableau de l’Ordre, et la veille des conseils régionaux, donnent à l’architecte toute la valeur protectrice d’une profession réglementée.
Bien évidemment, l’indépendance des intérêts financiers des uns et des autres est une condition indispensable à la fiabilité des architectes. Il n’y a d’expertise véritable qu’indépendante. Tout conflit d’intérêt est incompatible avec la protection d’un client, ce qui est le rôle fondamental de l’architecte. L’indépendance imposée par leur Code de Déontologie est la vertu qui permet aux architectes d’exister en tant que profession réglementée, rôle unique dans la réalisation d’un bâtiment.
Le client, néophyte, a donc le besoin impérieux d’un guide averti qui va l’éclairer des dangers à venir et le protéger. Dès que l’humanité a commencé à bâtir dans l’Histoire, l’homme a inventé le métier d’architecte car son rôle protecteur est indispensable.
La création architecturale. La dimension culturelle de la création architecturale est ignorée de l’immense majorité des gens, y compris même des Pouvoirs Publics, du moins dans les faits. Elle est pourtant d’intérêt public. Les architectes sont les seuls professionnels de cette création architecturale ; leur vocation, leur formation, leur en donnent la légitimité.
Ainsi, malgré l’incompréhension de leurs clients, des décideurs des autorisations d’urbanisme, des articles 11 des PLU, malgré les entraves des assurances professionnelles, les architectes tentent avec obstination d’assumer ce rôle social essentiel, au bénéfice de tous, clients ou non.
Pourtant cette qualité créative n’est pas récompensée en tant que telle. Bien au contraire, elle est souvent source de difficultés pour un architecte qui veut faire progresser l’architecture en tentant d’innover. La conscience professionnelle qui le pousse à persévérer dans la création architecturale, c’est-à-dire dans l’innovation pour respecter son époque, en est davantage louable.
Jean-François Espagno
*Du même auteur :
– Tous Les péchés de l’architecture
– Tous les épisodes des Lettres de Monmoulin