Architecte français installé au Vietnam, Adrien Desport confie à Carol Aplogan, photographe, les motivations d’un départ en Asie. Géographie d’une pratique, de Hong Kong à Hô-Chi-Minh-Ville, à l’ombre de la mousson et histoire d’un homme de l’art «complet», diplômé de l’école Boulle et de Paris Belleville. Rencontre aux antipodes.
Contexte
Je suis arrivée à Hô-Chi-Minh-Ville le 15 mai 2013, sous une pluie torrentielle caractéristique de la mousson qui s’étend du mois de mai au mois de septembre avec un pourcentage d’hygrométrie de 80% dans cette région d’Asie.
Une nuée de motocyclettes déboulant à chaque coin de rues semblaient escorter le bus qui me transportait. J’avais rendez vous avec Adrien Desport, architecte français venu s’installer au Vietnam il y a huit ans après avoir obtenu successivement son diplôme de l’Ecole Boulle puis celui de l’école d’Architecture de Paris Belleville.
Rencontré il y a deux ans dans son agence, je souhaitais cette fois-ci l’interviewer dans l’une de ses réalisations : E-Town2 Atrium, le quartier de l’aéroport. L’endroit choisi nous a automatiquement amené au cœur du sujet : qu’est venu faire un architecte français expatrié dans un pays au climat subéquatorial ?
Voilà que l’homme de l’art répond ouvertement aux questions techniques, philosophiques et éthiques du code de l’architecture.
C.A.
Carol Aplogan : Nous sommes dans le bâtiment E-TOWN2 ATRIUM que vous avez construit. Il s’agit d’un immeuble de bureau baigné de lumière naturelle. En combien de temps avez-vous réalisé ce projet ?
Adrien Desport : Cet édifice a été dessiné en 2005 et construit entre 2006 et 2007, soit environ pendant 18 mois. Il y a sept ans déjà !
Vous avez fait référence au clocher de l’Eglise St Joseph au Havre construite par Auguste Perret. Etait-ce là une inspiration ?
Oui en effet le clocher de l’Eglise St Joseph a été une inspiration parmi d’autres comme l’atrium d’un vieux bâtiment à Bangkok où j’ai compris un certain nombre de choses. Cela a été une expérience très forte dans mon parcours de jeune architecte. Alors que j’étais étudiant, j’ai eu pour enseignant, entre autre, Henri Ciriani. Je faisais des rendus où les rapports lumière/ombre étaient extrêmement contrastés, tranchés. Il y avait même peu de nuances d’ombre. Un jour, Ciriani est venu vers moi et m’a dit : «les ombres que tu dessines ce ne sont pas les ombres créées par Dieu». Je n’avais alors pas bien compris ce qu’il voulait dire. Puis il y a eu ce bâtiment à Bangkok qui a été comme une révélation. Les atriums sont des verticalités enveloppantes qui permettent de riches et fantastiques dégradés d’ombres. C’est donc dans un atrium un peu similaire à celui de l’E-Town2 que j’ai découvert ces fameux dégradés.
Vous avez fait l’Ecole Boulle puis l’Ecole d’Architecture Paris-Belleville et êtes DPLG. A l’époque était-il évident de cumuler ces deux diplômes afin d’être complet dans l’exercice de votre métier ?
Il n’y avait rien de prémédité. Les choses se sont faîtes au fur et à mesure. J’ai commencé avec le dessin, lequel m’a amené aux Art Appliqués, lesquels m’ont amené à l’architecture d’intérieure et de là à l’architecture. Mon parcours en tant qu’étudiant a toutefois été relativement évident. Boulle a été une très bonne introduction à l’architecture.
En cela, vous m’aviez précisé avoir effectué, sur le terrain, tous les corps de métier. Voilà qui permet d’avoir une parfaite maîtrise de la construction autrement que sur plans. Alors, votre expérience ?
J’ai toujours été angoissé par le fait de ne pas savoir construire. Cette angoisse disparaît un peu avec le temps puisque, heureusement, les expériences s’accumulent. Je suis, par exemple, fasciné par Lautner ou par Wright, par leur parcours, leur relation précoce à la matière et aux matériaux. J’aime aller sur les chantiers. L’agence s’implique énormément dans le temps de la construction. Nous intervenons à la fois en tant que maître d’œuvre d’exécution mais aussi parfois en tant qu’entreprise générale.
Cela existe aussi en France. Ce sont les architectes contractants généraux, les plus connus étant les Architecteurs. Toutefois le phénomène est très limité, très encadré même car, sauf erreur de ma part, nous ne pouvons pas exercer les deux activités au sein d’une même entité juridique. C’est contraire à la déontologie de la profession d’architecte. Je pense néanmoins qu’il peut être très intéressant, voire sain, d’être à la fois architecte et entrepreneur. Nous ne pouvons pas nous défiler. Nous ne pouvons plus nous cacher, nous sommes responsables de TOUT. Voilà une forte responsabilité mais qui, en contrepartie, permet aussi un pouvoir plus grand ; tout passe par nous. Dans un pays comme le Vietnam, il est extrêmement intéressant de conjuguer les deux car cela nous permet de mieux contrôler ce qui est construit.
Après plusieurs années de pérégrinations en Asie (Taipei, Hong Kong,..), vous avez choisi de planter votre drapeau ici, au Vietnam, à Hô-Chi-Minh-Ville. Que vous-êtes vous dit sur le plan professionnel en arrivant ?
Nous avons accès ici à une richesse d’opportunités. En tous cas, c’était le cas à l’époque de mon arrivée. Aujourd’hui, ça l’est sans doute moins. Six mois après mon arrivée, j’étais en charge d’un concours pour la nouvelle cathédrale de Phnom Penh. Fort heureusement, nous n’avons pas gagné. Le projet n’était pas enthousiasmant mais c’était tout de suite le moyen de nous confronter à des échelles, à des programmes, qui sont évidemment extrêmement excitants pour un jeune architecte. Ces opportunités d’échelles existent aujourd’hui encore mais l’herbe n’est pas forcément plus verte ici. La situation est aussi très difficile, pour des raisons qui sont spécifiques au contexte vietnamien notamment à cause de la façon dont on fait les choses. Et c’est aussi très mal payé.
Le Vietnam, c’est 80% de taux d’humidité, un climat subéquatorial et 159 jours de pluie par an. Comment construire dans un pays au climat tropical ? Existe-t-il des normes de construction adaptées et quels sont les matériaux privilégiés ?
Les normes, ici au Vietnam, ne sont pas un sujet intéressant ; nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Quand on arrive ici, au départ on fait quelques erreurs. J’en ai faites, je peux encore en faire mais disons que nous apprenons. Auparavant, il n’y avait pas l’air conditionné. L’architecte ou le constructeur était dans l’obligation de prendre en compte le climat.
Aujourd’hui, nous avons cette facilité et nous avons des situations qui deviennent aberrantes. Nous pouvons facilement ignorer les caractéristiques du climat. Nous nous retrouverions ainsi à mettre l’humain en boîte. Voilà qui conduit pour moi à des formes d’aliénation. Nous travaillons donc dans nos projets, et ce de plus en plus, cette problématique. Nous trouvons le moyen de nous libérer de cet impératif. Nous ne le supprimons pas.
Aussi, nous laissons toujours le choix d’utiliser ou de ne pas utiliser la climatisation dans nos projets. C’est quelque chose d’extrêmement important parce que cela conditionne tout le reste jusqu’à la définition des grandes intentions du dessin par rapport à la question du climat. Ce travail sur le choix de l’utilisation de l’air conditionné n’est pas quelque chose d’anecdotique mais de structurant. Si nous ventilons le projet, nous amenons des solutions proches, justement, de l’architecture traditionnelle et de l’architecture coloniale. La question ne porte pas seulement sur la ventilation mais aussi sur des dispositions particulières, une mise en forme du volume en fonction des orientations notamment. Nous essayons de recréer le lien entre intérieur et extérieur. Nous avons en l’occurrence beaucoup travaillé à ce sujet pour la conception d’une maison dans le district 9 où le client nous disait explicitement «vouloir vivre dans un espace ouvert».
Vous avez fondé ADA, Adrien Desport Architects à Hong Kong en 2005 et avez entrepris un partenariat avec la compagnie Vietnamienne de Design Architectural Bich Au. Par la suite, ADA a rejoint Bich Au au Vietnam en 2008 et vous présidez les deux structures depuis 2006. Combien de personnes compte ADA + Bich Au aujourd’hui ? Quels sont les critères de sélection d’ADA ?
ADA se compose aujourd’hui d’une vingtaine de collaborateurs vietnamiens mais aussi européens, américains et asiatiques. Les critères de sélection se fondent sur la rigueur. Je veux des collaborateurs qui soient réglos. Ensuite en fonction du niveau de responsabilité et au delà de la rigueur, je souhaite une forme de dévouement à l’Art de bâtir.
Avez-vous des projets professionnels en France et quels sont vos projets en cours en Asie ?
Nous travaillons déjà en France et en Europe en collaborant non pas sur la partie conception mais sur la partie exécution. Nous avons terminé une mission de cinq mois à ce titre là. A terme il m’intéresserait de travailler aussi sur des projets en France, non pas par nostalgie mais simplement parce que les opportunités en France même si elles ne sont pas aussi nombreuses, sont des opportunités intéressantes professionnellement. Il y a des possibilités en termes d’écritures architecturales que nous ne retrouvons pas forcément en Asie et au Vietnam.
Ensuite, l’Asie. Il y a deux ans l’activité a commencé à ralentir au Vietnam et nous avons commencé à prospecter aux alentours pour nous intéresser au Cambodge il y a de cela à peu près un an. Nous avons gagné la compétition pour la rénovation et l’extension de l’Ecole Française de Phnom Penh. Ce concours nous a permis d’être présents d’une manière évidemment très régulière à Phnom Penh et aujourd’hui nous enchaînons avec le développement d’un hôtel. Nous avons une structure là-bas. Nous avons envie de ne pas nous limiter à une activité au Vietnam même si je suis convaincu que très rapidement nous allons à nouveau avoir énormément de choses à faire ici. Mais j’ai simplement envie de retrouver des projets dans lesquels nous pouvons être impliqués ainsi que cette espèce de variété que je retrouve ici dans les programmes. J’ai aussi envie de travailler dans des contextes très différents.
D’un regard extérieur. Où court l’architecture et quel est son sens recherché ? L’acte de construire ne revêt il pas un caractère plus dramatique ou inquiétant avec davantage de questionnements ?
C’est peut-être le cas mais ça dépend aussi de quelle dramatisation nous parlons. Je pense que nous sommes, au contraire, dans une période où nous avons perdu en dramatisation. Je vais répondre à la question de manière détournée. Je pense que nous sommes aujourd’hui dans «l’insoutenable légèreté du paraître». Ce que je veux dire est que la recherche de sens, le questionnement, le discours critique, le débat ont été dilués, comme noyés. Nous sommes bien au delà de la société du spectacle. Nous sommes à l’ère du Buzz ; le choc des photos est poussé à l’extrême sans rien d’autre à dire ou à expliquer.
Quelles sont vos préoccupations d’ordre éthiques, morales et philosophiques concernant l’architecture ?
Deux choses : La première, je pense, est qu’il faut une honnêteté intellectuelle dans l’art de bâtir. Cela rejoint un peu votre question précédente et ma réponse ; nous devons pouvoir tout justifier. Tant ce que nous faisons que sa justification doivent avoir du sens. Cette justification ne doit pas être fondée sur un mensonge.
La deuxième chose, c’est le devoir de responsabilités. J’ai l’impression en disant cela d’être un peu réactionnaire. En ce moment, tout ce qui compte c’est d’être absolument ‘fun’. Et bien non, il existe un devoir de responsabilité. Nous ne dessinons pas seulement, nous construisons. Nous construisons pour un client certes, éventuellement pour sa famille, et nous construisons aussi pour ses voisins, pour la ville, pour la société, et, pour demain, les générations futures.
Propos recueillis par : Carol Aplogan
Texte issu d’un entretien filmé, l’interview est visible dans son intégralité (sous-- titrages français, anglais)
Voir le site de Carol Aplogan
@ADA
Cet article est paru en première publication sur le Courrier de l’Architecte le 2 octobre 2013