Sans doute pour affermir mon propos récurent sur l’hypertrophie de l’administration au risque de culpabiliser d’ainsi cracher dans une soupe qui m’a longtemps nourri (j’ai servi plus de dix ans sous les drapeaux de territorialités diverses), j’en appelle ce jour à David Graeber et Emile Durkheim qui ont écrit tous deux, à une centaine d’années d’écart, au sujet de la bureaucratie.
Apanage apparent de l’URSS à la belle époque, ou de la Corée du Nord, la bureaucratie semble être l’apanage des Etats totalitaires. Mais, selon Graeber, il existe, dans les autres systèmes, dit à économie libérale, une bureaucratie privée et une bureaucratie publique qui convergent vers le contrôle absolu de la population, captive, inconsciemment, (au contraire des Etats totalitaires où elle est consciente), de la consommation et de la domination de la sphère administrative.
Les documents que cette dernière produit (formulaires, décrets, avis, notices, arrêtés, prescription, règlement, ordonnances, …) sont rédigés dans le but tacite de n’être parfaitement compris par ceux qui les rédigent et pas du tout pour ceux à qui ils s’appliquent.
Pareillement, les sites fournissant des informations sont bizarrement étudiés pour en recueillir. Peu d’entre eux ne donnent ce qu’on leur demande sans avoir préalablement « créé un compte »
Trouvez un seul site public ou privé qui vous fournit des informations sans avoir préalablement instruit vos nom, adresse mail et autre renseignement, genre et âge, afin de contribuer à l’immense base de données mondiale qui sera ensuite traitée comme une fourniture à part entière, revendue, disséquée et éventuellement consultable par les autorités administratives ou policières :
Le tant à telle heure vous avez consulté tel site…
Récemment, les attestations de sortie COVID, théoriquement en libre accès sur le site TousAntiCovid, ne sont accessibles qu’après avoir renseigné un certain nombre de champs, autorisé la géolocalisation et instruit des informations hautement confidentielles. Les paranos penseront que c’est dans un but inavoué de flicage, et les moins paranos admettront, quoi qu’il arrive, qu’il s’agit d’une conquête de plus pour la bureaucratie, se mettant au défi, année après année, de récolter un nombre croissant d’informations dans le cloud mystérieux d’une planète orwellienne.
Et c’est open bar pour tous les opérateurs de cuisiner au fil de questionnaires aussi indiscret qu’intrusif.
Qui n’a jamais vu pour l’acquisition d’une simple bouilloire ou d’une dizaine de gommes s’afficher :
Afin de bénéficier d’offres personnalisées, merci de nous indiquer votre date de naissance. Ces sites ont l’encouragement des autorités et la CNIL est une grosse blague qui ne sert qu’à encombrer un peu plus l’espace des écrans par un rituel « Avis de Confidentialité » qui conclut par un choix triple quant aux cookies, espions informatiques dédiés :
Je refuse
Je règle mes préférences
J’accepte
Qui a déjà perdu du temps pour régler ses préférences ou finalement refuser la consultation du site en question ?
La grande collusion entre le monde public et le monde privé dont Graeber démontre la convergence dans le livre Bureaucratie a comme effet immédiat de priver l’individu de son contrôle sur sa consommation et ses droits.
Un exemple ? ci-dessous, un Certificat d’Immatriculation, appelée couramment Carte Grise. Les différentes lignes qui existaient auparavant quant au nom, type de véhicule : puissance du véhicule, date de première immatriculation, …, fournissaient des informations que tout le monde comprenait.
Ces lignes ont été remplacées par une série de formules chiffrée dont plus personne ne connait le sens.
Personne ? pas sûr
La préfecture de police a très bien su mettre en équation les données personnelles de chaque automobile afin d’en faciliter le fichage, qu’il n’est pas question de partager avec le pétitionnaire. Nous perdons le fil des informations sur un papier administratif mais ni la préfecture ni le garagiste. Il y a donc d’évidence une collusion entre la sphère publique et la sphère privée pour shunter nos droits et nos informations. Une sorte de leasing administratif en quelque sorte !
Et l’urbanisme dans tout cela ? pourquoi échapperait-il à l’activité pernicieuse de la bureaucratie puisque, en fait, le contrôle du territoire est l’enjeu majeur de ce début de millénaire. La charge foncière étant le moteur de l’urbanisme et moteur des profits des majors du BTP.
Est-il encore nécessaire d’évoquer la collusion entre les sphères publique et privée ? L’hyper sophistication des règlements urbains, l’addition des étages des milles feuilles des prescriptions complémentaires ZAC, PUP, PADD, fiches de lot, … confirment, jour après jour, la supériorité des Majors du BTP sur les autres acteurs car elles sont seules capables de mobiliser une équipe de juristes pour répondre à toute nouvelle sollicitation de la fantaisie administrative dans les plus brefs délais.
Les promesses, mandatures après mandatures de simplifications administratives et les tentatives nombreuses pour les imposer (souvent contre la volonté des acteurs concernés) ne sont qu’un leurre magnifique et une illusion mensongère pour, au nom de cette simplification, introduire (sans méchanceté mais en toute logique) des nouvelles couches au contenu, déjà foisonnant des règles, normes et protocoles.
En citant Graeber, s’inspirant lui-même du théorème de Durkeim :
Toute réforme ou initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché aura pour effet ultime d’accroitre le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et le nombre des agents de l’Etat.
François Scali
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