
Jamais le mot MUTATION n’aura été autant utilisé, avec, malheureusement, en ces temps de panique sanitaire, une connotation terriblement négative et anxiogène ; ce sont bien sûr les mutations du virus qui nous menacent et colorent de touches noires la compréhension de ce phénomène habituellement bienveillant et tellement humain.
Ce sont à de multiples mutations que nous devons d’être sur cette planète, aujourd’hui espèce menacée après avoir menacé les autres.
C’est grâce aux mutations que Darwin établit la règle de l’évolution qui permet aux êtres vivants de survivre aux changements de l’environnement.
Aujourd’hui, bien sûr, ces changements sont rudes et menacent toutes les espèces qui n’ont plus la place ni le temps de muter. La mutation est un changement d’état lent et qui nécessite un temps long.
Combien de dizaines de millénaires pour l’œil de la sole évoquée dans la dernière chronique ?*
Notre espèce est aujourd’hui menacée par des phénomènes étranges, tirés tout droit de la science-fiction et dont les effets, s’ils ne nous tuent pas tous autant que nous sommes, seront des marqueurs irréversibles pour les sociétés urbaines.
En effet pour la ville, être vivant subissant des mutations (à coups de feux d’artifice réglementaires**), il y a une accélération des processus de mutations liée aux règles environnementales, édictées ou non.
Prenons par exemple le télétravail qui, à défaut d’être une obligation réglementaire totale (quoique celle-ci soit à l’ordre du jour), devient une règle qui augmente dramatiquement le prix des maisons de campagne et qui est responsable de l’effondrement du cours du mètre carré de bureau.
Que faire de ces ambitieux programmes de tours et de ces explosions d’open spaces aujourd’hui parfaitement incompatibles avec les mesures sanitaires, prétentieusement ouverts pour favoriser l’explosion des start-up ?
Visiblement, à entendre les sirènes hidalgiennes, on va en faire des logements.
Pour ce faire, j’ai déjà eu l’occasion d’exprimer dans ces colonnes (au cours de l’hiver 2019), quelque inquiétude sur le rôle pernicieux des trames et des hauteurs sous-plafond sous-tendues par la fracture, dans le monde de la construction, entre l’empire du bureau et le royaume du logement, une fracture créée au millénaire précédant le siècle de la spécialisation et du tout normatif.
Les mutations d’un type de construction fortement marqué par des caractéristiques issues de codes divers et impérieux vers un usage qui ne l’est pas moins, hélas, sont donc à prévoir.
À côté du monde du bureau soumis aux doubles exigences du monde politique, quant au développement de l’emploi, et du monde du business obnubilé par l’efficacité de la hiérarchisation du travail, se trouve le monde de la promotion de logement dont les acteurs ont définitivement banni les chambres de bonnes qui firent, apanage du XIXe siècle, la richesse d’une vie de bohème et de créativité dans les étages les plus élevés des paisibles immeubles bourgeois des nouveaux quartiers haussmanniens.
Aujourd’hui aucun promoteur n’affiche dans son programme studios ou chambres de bonnes, ou alors dans des programmes dédiés insolents de grossièreté sociale (jeunes travailleurs, personnes âgées, étudiants – comme si le mot mixité qui commence à peine à poindre était l’insulte absolue du zonage typologique). Cela en dit long sur le profil social sous-tendu par cette stratégie marketing autour des T3 et T4, catégorie reine, dont s’enivrent aujourd’hui l’essentiel des constructions contemporaines de logements.
Ces choix programmatiques sont évidemment dus à une troublante coïncidence entre des modes d’occupations souhaités pour la paix des quartiers et les banques, avec l’hégémonie du profil type des clients d’un arsenal de prêts bancaires et d’avantages fiscaux : le couple avec deux enfants, moyenne nationale est à la fois l’archétype du foyer et la cible des organismes de crédit.
Que vont devenir ces paramètres aux alchimies douteuses dans l’accélération des mutations urbaines jamais encore si pressantes qu’aujourd’hui ?
Prenant en considération le fait que la mutation n’est pas le passage d’un état A à un état B mais le fondu enchaîné entre plusieurs dynamiques, les mutations de la sphère de l’habitat vont peut-être se révéler (il faut en tout cas l’espérer) avec les prises de conscience des besoins réels de la population rivée à un mode de vie urbain.
En opposition à celui qui a déjà foutu le camp pour vivre dans sa famille le reste de son âge, dans le séjour qu’ont bâti ses aïeux – plus son Loire gaulois que le Tibre latin, plus son petit Lyré que le mont Palatin – ceux qui restent doivent-ils se contraindre dans des logements conçus au millénaire précédent, même s’ils ont été construits hier ?
L’architecte urbaniste François Leclerc déchaîne l’info avec son cri pour des logements plus grand : les 60 m² du T3 ne dépriment pas que lui, et la disparition des « petites surfaces » au profit du profit ajoute à la rancœur d’habiter dans des villes gérées pour le chiffre d’affaires des Majors du BTP.
Ces acteurs incontournables qui, possédant la technologie, ont le pouvoir sur la ville, sont chiens de garde avérés et garants du conservatisme. Ils édictent des lois et puis des codes invitant les architectes à construire selon l’usage confit de plusieurs décennies de brimades spatiales et de protection du bonheur conjugal au détriment de la collectivité, dans son sens le plus trivial du partage de l’espace
Un exemple : à l’étude des mérites respectifs des couloirs et des coursives dans la distribution des logements collectifs, les premiers ont notoirement la préférence puisque les secondes sont carrément proscrites de la plupart des guides et autres vade-mecum de la bienséance dans le logement social, et même dans les PLU (de quoi se mêlent-ils ?)
Or la coursive est un lieu de vie à l’air libre alors que le couloir est un mouroir distributif glauque et étouffant. Alors quelles sont les raisons d’un tel ostracisme ?
Faut-il chercher dans l’entretien, la surveillance, le confort ? Pas en tout cas dans l’économie puisque la coursive est moins chère à construire, à financer, à taxer (ce n’est pas une surface « habitable »), à chauffer. Est-ce du mètre carré supplémentaire vendu par les promoteurs et contrôlé par les bailleurs, excluant carrément les germes de vie collective qui pourrait y naître ?
Qui souhaite rencontrer et échanger avec quelqu’un dans des espaces longilignes d’1,50 m de large éclairés par un fluo sans âme (100 lux dans les circulations horizontales selon l’arrêté du 25 avril 2015) ?

Peut-être le bannissement de la coursive est-il d’origine sociale, cette dernière étant l’apanage des logements populaires, loin de la bourgeoufflante moquette épaisse qui garantissait le confort des vastes couloirs agrémentant les immeubles cossus. C’est possible mais, à l’époque où la diminution des prestations a privé le couloir de ses dimensions et de la qualité de ses prestations (après tout, il ne s’agit que d’un espace de circulation), l’exclusion de la coursive n’a plus vraiment de raison d’être.
Alors, puisqu’il est question de mutation, imaginons que la coursive mute en passerelle, la connotation péjorative de cette dernière disparaît au profit d’espaces riants, ouverts sur l’extérieur, à l’air, au soleil, développant au sein des circulations des espaces de terrasses, ouverts aux apéros et distribuant des logements selon une typologie d’espace intermédiaire entre l’espace public et l’espace privatif des appartements.
Mutation sémantique, bien sûr. La différence entre la coursive et la passerelle – deux concepts issus des dictionnaires de la marine – est ténue mais psychologiquement indispensable. Pour produire des espaces extérieurs de distribution sans braquer les producteurs de tous ordres arc-boutés contre l’usage de la coursive, proposons-leur des passerelles !
François Scali
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