Un projet ambitieux, susciter un désir d’architecture, c’est celui qui est proposé à la nouvelle présidente de la Cité de l’architecture et du Patrimoine. Comment associer les architectes, les enseignants, les maîtres d’ouvrage, les amateurs, les critiques, les journalistes, les utilisateurs à un si beau sujet ? Quoi faire pour que l’architecture devienne une attente, une revendication, une nécessité, une utilité publique ?
Il faut d’abord revoir notre copie ! La répétition en architecture, c’est la mort, car avec elle il n’y a plus de désir. Voilà une occasion à ne pas manquer : ouvrir le débat, une controverse sur l’architecture, de quoi sortir du carcan académique pour une vraie modernité.
S’il est souhaitable de susciter «un désir d’architecture», c’est que celui-ci n’existe pas et peut-être même que le désintérêt pour l’architecture va croissant, si l’on en juge par la place qui lui est faite dans la presse. Il est vrai que le projet de loi ELAN n’emporte pas l’enthousiasme des architectes, ce qui est compréhensible. C’est vrai aussi que l’architecture est désorientée. Chacun peut en chercher les causes, au risque de se désorienter soi-même tant elles sont nombreuses et parfois même lointaines.
Le divorce entre les architectes et le grand public est consommé depuis bien longtemps, la profession a confisqué l’architecture au point que chaque architecte ne reconnaît comme architecture que ce qu’il produit. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais presque, puisque pour le reste c’est l’académisme ambiant qui domine, un formalisme convenu.
Je me contenterai d’un constat que je livre de façon crue.
Pour que l’architecture parle au plus grand nombre, il faut qu’elle soit plurielle.
L’école des Beaux-Arts formait des architectes dans la seule perspective du Prix de Rome, donc des architectes pour construire des monuments. Le Corbusier a suffisamment combattu cette école pour qu’enfin chacun comprenne que la réflexion sur le logement devait faire partie intégrante de l’architecture. Plus tard, c’est un nouveau regard sur la ville, puis sur la nature, qui devrait enrichir le corpus.
Il faut croire que la victoire de Le Corbusier sur les écoles a été de peu d’effet puisque force est de constater que la production architecturale est redevenue conventionnelle, exception faite de quelques musées ou philharmonies suspendues en l’air, dans les nuages. Nous sommes passés d’un académisme à un autre, ce qui n’est guère mieux.
Dans ces conditions, comment susciter l’intérêt ? La dernière livraison d’une revue d’architecture nous invite à revisiter quatre chefs-d’œuvre de Le Corbusier. Aucune de ces maisons, très belles par ailleurs, n’est habitée, pourquoi ? Il est probable que la réponse à cette question serait un pas vers la solution recherchée, celle de susciter un désir d’architecture.
La maison des filateurs d’Ahmenabad, construite par le même Corbu, n’est pas sur l’itinéraire des visites suggérées, et pourtant elle est tellement belle que l’on est pris par le syndrome de Stendhal, ce qui est extrêmement dangereux sur des terrasses dépourvues de garde-corps.
Un académisme a chassé l’autre en oubliant en chemin que «le prince» (à l’origine de la commande) est devenu un homme, une femme, des utilisateurs qui évoluent avec le temps. L’architecture «moderne» a tout simplement oublié l’appropriation en chemin. Extension, adjonction, déploiement, articulation, inachèvement… ne font pas partie du vocabulaire architectural. Pourtant ce n’est pas faute de parler de contexte. Il faut que l’histoire vienne alimenter la réflexion. L’architecture est aussi une activité artistique mais elle a une singularité, l’idée singulière de l’œuvre partagée dans laquelle l’inscription symbolique a une place. Elle doit être orientée, dirigée, pour donner du sens au projet.
Aujourd’hui l’architecture est à la traîne des activités artistiques généralement mues par le radicalisme, par la brutalité, la violence qu’elles sont censés dénoncer, par un cynisme qui subit une véritable surenchère. Plus d’attentions, plus d’intentions adressées aux futurs occupants, et l’architecture en sortira enrichie. Encore faut-il oser parler d’enrichissement de l’architecture car cette notion soulève deux sujets, celui du coût et celui du sens. Ce qui coûte cher n’est jamais l’architecture même, qui n’est qu’une façon de conduire un projet, une démarche nécessairement initiée par l’économie.
Ce qui coûte cher sont les porte-à-faux sans raison d’être, c’est enfermer des spectateurs dans une boîte à trente mètres de haut, c’est croire que la seule chose que l’architecture ait à exprimer est une représentation nécessairement fausse de ce qu’est la construction.
Ce qui coûte cher est la beauté du «high-tech artisanal», fausse idée de l’industrie, que nul ne pourra entretenir. Ce qui coûte cher est une maîtrise d’ouvrage indécise. Ce qui coûte cher est l’idéologie qui, par analogie avec l’industrie, voudrait nous faire vivre dans des containers.
Beaucoup de fausses bonnes idées mais, surtout, ce qui coûte cher est l’amnésie, l’incapacité à regarder les erreurs pour éviter de les reproduire. Nous avons une mémoire défaillante, n’ayons pas peur de regarder nos erreurs. Être moderne, c’est se projeter dans un monde fort de son histoire, de sa culture, de ses envies de voir le changement prendre forme. Alors, susciter le désir passe par l’acceptation de la critique, du débat, de la controverse qu’il faut appeler de nos vœux.
Reste une question qui est à peine effleurée, celle du sens. Les activités artistiques contemporaines ont évacué cette question. Face à sa toile, le peintre peut vouloir représenter la violence et la cruauté du monde et nous sensibiliser. La violence d’une architecture propose des logements dans des cages grillagées, répète à l’envi une fenêtre unique ou encore, au prétexte d’être «mutable», propose sa nudité désorientée…
Cette violence-là est tout simplement inacceptable, elle l’est encore moins lorsqu’il nous est proposé d’en faire un nouveau paradigme de l’architecture. Elever la banalité, le neutre, l’indigence au rang de cinquième saveur, pourquoi pas, mais à condition de pouvoir jouir des autres saveurs. Le neutre seul, l’insipide, est insupportable.
Ce qui est encore plus fou est de courir après les vielles chimères, l’analogie avec l’industrie automobile du début du vingtième siècle, une architecture reproductible à partir d’un «modèle». Ces fausses pistes doivent certainement beaucoup à l’intouchable Bauhaus et un peu à A. Loos, qui en écrivant Ornement et Crime milite pour une pureté dénudée et désincarnée.
Il faut sérieusement s’interroger sur l’envahissement de la ville par la nature la plus artificielle, celle qui n’a jamais eu de place dans la ville, et surtout sur nos toitures, nos terrasses végétalisées. Nos façades se couvrent de plantes, quelle que soit l’orientation ou les vents dominants.
La nature vaut mieux que ça. Toutes ces interventions correspondent à une attente réelle de la part du grand public mais l’architecture, empêtrée dans des représentations de l’économie de la construction et des techniques, a du mal à répondre.
Faire évoluer les sources, sortir de la seule vérité technique, autrement dit se renouveler, devient un impératif, une question de corpus à reconstituer. Désir d’architecture, c’est bien de partage dont il est question.
C’est quoi l’architecture pour vous ? Le Mont Saint-Michel, mais encore ? La réponse est loin de la diversité, de la mixité, de la fluidité d’un plan, de l’évolutivité, du charme que l’on perçoit dans un quartier dans lequel, les maisons cohabitent avec les immeubles, les bureaux avec les logements et les terrasses au soleil permettant de faire une pause devant une fontaine. Le désir de diversité, c’est celui d’une architecture paysage, d’une autre beauté que celle du monument, du mémorial ou du musée qui ne disent rien de la vie.
La répétition c’est la mort, surtout en architecture.
C’est un désir de changement de variations, de différences, d’appropriation possible, qu’il faut susciter. Autant d’éléments qui ne sont jamais pris en considération, l’architecture étant perçue tout simplement comme une enveloppe et non comme une qualité de l’espace dans lequel on va vivre.
Renouveler le corpus c’est comprendre qu’aujourd’hui l’œuvre de Le Corbusier, comme référence dans les écoles, est insuffisante, même si elle est commode. L’architecture vaut mieux que cinq principes, il est temps de changer.
Alain Sarfati
Avril 2018