Allant à l’encontre de préconisations publiques visant davantage à la réhabilitation, les annonces de démolitions ou de transformations d’architectures remarquables du XXe siècle sont légion, au nom, toujours, de l’inattaquable développement durable. Et si ces projets visaient surtout à supprimer des villes une époque constructive dérangeante pour l’opinion publique ? Le wokisme a-t-il atteint l’architecture ?
Plusieurs articles parus dans la presse ou dans des blogs se font l’écho de projets de démolition ou de transformations d’envergure d’architectures remarquables édifiées au XXe siècle. Labellisés ou non, ces ouvrages sont de toutes typologies, du logement au bureau, et n’ont en commun que d’être le reflet d’une architecture vue comme révolue et dont les politiques se débarrasseraient bien.
Pour commencer, quelques exemples : la Cité-Jardin de la Butte Rouge à Châtenay-Malabry (1931 et 1965 – Bassompierre, de Rutté, Arfvidson, Sirvin et Riousse), le Tripode de l’Insee à Malakoff (1974 – Honegger et Lana), La caserne de pompiers Jacques-Vion à Toulouse (1972 – Debeaux), le Mirail toujours à Toulouse (années ’60 – Candilis, Josic et Woods)* ou encore la synagogue de la rue Copernic à Paris (1924 – Lemarié). Pour ne citer que quelques projets qui sont parvenus, grâce à la vigueur de collectifs, à susciter quelques réactions.
A ces projets actés se sont ajoutés début 2023 le projet de réhabilitation de la préfecture de Nanterre, signé André Wogenscky, ou encore la totémique ambition de transformation de la tour de Bretagne à Nantes (1976 – Devorsine)** par le Groupe Giboire et dont la consultation en cours occupe huit agences.
Une telle volonté de changement d’image interpelle à l’heure où le wokisme – courant venu des Etats-Unis visant à réécrire une partie de l’histoire pour en faire apparaître, ou disparaître, des pans entiers – s’empare des champs de la culture et des sciences humaines. Le projet de la tour de Bretagne n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui désormais en chantier de la restructuration de la Tour Montparnasse par la Nouvelle AOM. Le béton serait à l’architecture ce que la clope, désormais remplacée par une paille, était au bec de Lucky Luke ?
D’aucuns ne contestent pas la nécessité d’intervenir sur ces bâtiments devenus obsolètes. En revanche, leur démolition, ou une si grande transformation programmatique qu’elle implique un changement général d’image, sont-elles justifiées ? Sinon, que disent-elles du regard de notre époque porté sur le XXe siècle ?
Plus personne n’est dupe du prétexte fourre-tout du développement durable et de son argumentaire invitant fièrement à s’attaquer d’abord aux passoires thermiques que sont devenus ces ouvrages de verre, d’acier et de béton et à leur surdosage d’amiante. Les professionnels de la construction, de la maîtrise d’œuvre à la maîtrise d’ouvrage, souscrivent au constat sans peine. D’autant que sont fondées sur ce même critère d’autres réhabilitations dont celle de l’ancien siège de PSA Peugeot Citroën avenue de la Grande Armée à Paris (1966 – Louis, Luc et Thierry Sainsaulieu) par Baumschlager Erbele pour Gecina.
D’argument écologique à intérêts économiques, n’y aurait-il qu’un pas ? De fait, en s’appuyant sur ce prétexte incontournable, les élus prennent peu de risques de voir leurs projets retoqués par leurs administrés puisqu’ils agissent au nom de la bonne conscience d’une époque.
Selon le collectif d’habitants pour la défense de l’Insee « Insee pas fini », le bilan carbone de la démolition d’une structure comme celle du Tripode est estimé à̀ 6 000 tonnes de CO², auquel il faut ajouter le coût écologique de la reconstruction d’un immeuble de 36 000 m² signé en Marché Global de Performance (MGP) par Eiffage avec Jean-Paul Viguier. « Environ 50 000 tonnes de béton, des milliers de tonnes d’acier devront être mises à terre, transportées, broyées par près de mille camions pour reconstruire à la même place un immeuble lui aussi en structure béton, d’une superficie similaire et d’un usage identique. Nous le savons aujourd’hui : démolir produit massivement du CO², principal gaz à effet de serre et le fait de construire en produit plus encore », explique le collectif dans une pétition contre le projet, relayé par Le Parisien***.
Dépourvue d’enseignement, l’architecture du XXe siècle paie ici la grande inculture qui règne à son sujet, jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat. Le rapport qu’entretient la ministre de la Culture à la discipline légitimerait presque cet état de fait. Comme la velléité heureusement avortée en 2013 de la mairie de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis) de démolir les espaces d’Abraxas de Ricardo Bofill, alors qu’à la même époque, un des volets de la saga Hunger Games y était tourné. La photogénie du lieu lui aura valu son salut.
Autre exemple, les changements de caps incessants de Jacqueline Belhomme, maire de Malakoff (Hauts-de-Seine), incapable d’expliquer les raisons de son projet ou encore l’absence remarquée de Johanna Rolland, maire de Nantes, lors de la présentation de la consultation nantaise.
Combien d’administrés, sans lien avec l’architecture, ont un jour entendu prononcer les noms de Wogenscky, Candilis, voire de Bofill ? Sans parler des maîtres d’ouvrage dont un grand nombre ne porte aucun intérêt à l’architecture. Dans ce cas, il n’est pas difficile pour les pouvoirs publics d’user de mécaniques de communication parfaitement huilées pour faire passer leurs projets.
Noter notamment cette envie toujours pressante de faire table rase, la tabula rasa ayant aussi été l’argument des régimes fascistes pour réécrire l’histoire et les légendes. Les édiles souhaitent supprimer des pans entiers de l’histoire de l’architecture parce qu’ils ne correspondent plus aux diktats actuels. La Maison du Peuple de Clichy-la-Garenne (1939 – Eugène Beaudouin et Marcel Lods) a bien failli en faire les frais bien qu’elle ne soit pas encore sortie d’affaire depuis son rachat en 2019 par Apsys et le Groupe Ducasse.
Toujours est-il que dans ce dossier, l’émoi des habitants et des professionnels a permis non seulement d’ouvrir le débat mais également de protéger l’ouvrage, également signé Jean Prouvé. Etonnant, le silence qui règne de la part des instances patrimoniales et professionnelles à propos de ces consultations. Constatons que l’Ordre des architectes aura mis moins de dix ans pour réagir au cas Insee. Les ABF sont aux abonnés absents, laissant quelques associations d’habitants pédaler à vide.
Il n’est jamais question de la qualité intrinsèque de ces ouvrages, de leurs proportions, de leur gabarit, de leur place dans la philosophie et l’histoire de l’architecture et par conséquent dans la culture contemporaine. Les projets de remplacement font la gloire de l’appauvrissement formel dans le neuf et de la course à la façade épaisse en réhabilitation, aidés en cela par des règles, des normes et des labels qui justifient la démarche.
Comment expliquer sinon l’idée même de démolir la synagogue de la rue Copernic au profit d’une « boîte rectangulaire » œuvre de l’agence Valode & Pistre ? Malgré une architecture initiale altérée, l’ouvrage est le seul patrimoine du judaïsme libéral à Paris et lieu de mémoire de deux attentats commis en 1941 et 1980 !
A quoi aboutira cette réécriture de l’histoire architecturale ? Les tours de bureaux ne sont aujourd’hui plus politiquement correctes et la tour nantaise doit devenir un « lieu de vie ». Faut-il comprendre, commerces et food-courts comme autant de lieux d’endormissement culturel à l’heure où le pragmatisme programmatique interrogerait sur la nécessité de créer des logements ? Lors de l’édition 2022 du concours Acier, l’étudiant lauréat ex aequo du premier prix a d’ailleurs offert une lecture bien plus utopique de l’IGH.****
A une époque si certaine de sa domination technique et technologique sur les précédentes, d’aucuns semblent oublier qu’un projet urbain n’est pas effaçable avec un coup de gomme dans Photoshop et que la signification d’un ouvrage est autant celle de son temps que de l’histoire qui le précède.
A l’heure de la résilience des villes, de la « reconstruction de la ville sur la ville », les maîtres d’ouvrage oublient que les traces du temps et de la mémoire ne doivent pas toutes être effacées, quand bien même elles sont en béton. Ce sont ces ouvrages, aux structures souvent techniques, qui donnent encore un peu de goût aux villes, là où les ZAC tendent à se répliquer les unes les autres.
Plutôt que regarder l’avenir, il est plus aisé de regarder en arrière. Plutôt que d’améliorer, de tirer les leçons de ce qui ne fonctionne pas ou plus, l’autodafé constructif des bâtiments du XXe siècle oublie de proposer de nouveaux idéaux constructifs. A ce rythme, au fil des injonctions dogmatiques de l’opinion publique, sans pédagogie, la ville de demain ne sera que la ville écorchée d’hier.
Existe-t-il des solutions ? Le Tripode, dont le frère jumeau à Nantes a été dynamité en 2005, a une âme sœur à Berlin. La Haus der Statistik, un immeuble moderniste de 45 000 m² qui a accueilli l’institut statistique de RDA et, appartenant à l’Etat, a fait l’objet d’un projet de démolition en 2010.
Après la mobilisation du collectif ZusammenKUNFT, l’ouvrage sera finalement réhabilité pour accueillir des logements sociaux et des espaces de travail pour les arts, la culture et l’éducation. Tout espoir est encore permis.
Léa Muller
*** Le Parisien, Malakoff: les architectes veulent la réhabilitation de la tour Insee, pas sa destruction, Marjorie Lenhardt, publié le 19 mai 2022.
** Le Moniteur, Nantes : Giboire lance la transformation de la tour Bretagne, Jean-Philippe Defawe, publié le 27 Janvier 2023
*Lire nos chroniques :
Malakoff, dissolution du Tripode de l’Insee : bilan carbone, la stat qui fait peur
La Butte Rouge : d’un grand Paris social au grand Paris immobilier
Du Mirail à Split, comment changer la perception d’une ville ?
****Communauté réinventée dans la Tour de Bretagne à Nantes
Lire enfin notre article L’architecture du XXe siècle en voie de disparition