La sémantique utilisée dans l’espace numérique (fenêtre, mur, architecture, site…) empreinte à (de) l’espace physique.
Des murs aux murs²
Mes murs, quand ils m’appartiennent, sont les limitations de ma chambre ou de mon habitat que j’orne pour certains d’affiches, de bibelots, d’objets souvenirs ou de tableaux fixés dans l’espace. Ce sont aussi mes murs virtuels : réseaux sociaux, chaînes et blogs ou sites transportables à l’infini dont je ‘customise’ une partie du cadre et décide qui peut venir s’y exprimer.
Dans le premier cas les murs sont physiques, localisés, indéplaçables et très relativement appropriables. Dans le second, ils sont virtuels et hors sol mais toujours changeants autour de différentes structures : certaines dont j’ai défini quelques paramètres (par exemple mes amis ou les événements auxquels je me suis abonné) et d’autres qui me sont imposés par des algorithmes secrets qui choisissent les informations présentées et leur hiérarchisation, voire qui m’en imposent, notamment à travers de la publicité. Ce mur virtuel, mon mur, est personnalisé mais je n’en suis ni le seul auteur, ni le seul chef d’orchestre. Il est aussi régi par une main invisible, celle de son réseau social, véritable copropriétaire.
Dans l’n-spaces, une autre typologie de mur apparaît : des murs² simultanément physiques et virtuels, collectifs et personnels, publics et privés dont la nature, l’appartenance et la gestion resteront en partie à définir, appréhender, à développer. Ce sont des murs livres, des murs à mémoires, pénétrables. Des murs qui murmurent. Or s’il est possible de les lire, il est aussi possible d’y écrire.
Personnalisation : des signifiés démultipliés
Chacun choisit les souvenirs qu’il veut « graver » dans l’n-spaces mais aussi comment et avec qui il souhaite les partager. Il devient facile d’associer une histoire aux traces physiques préexistantes ou même de laisser une nouvelle trace matérielle aux sens cachés sur un mur². Ces traces imprègnent. Elles personnalisent et constituent, au moins en partie, le lieu.
Elles représentent le signifiant : un signifiant aux propriétés variables qui peut transporter et produire plusieurs nouvelles couches de sens ou strates informationnelles qui s’ajoutent à celles déjà là. Codés, les « signifiés » peuvent être multiples, plus ou moins visibles selon la situation, le moment, la personnalité, la qualité et le comportement de l’occupant car le numérique permet de bien gérer les accès et le partage.
Quand ils sont accessibles, et avec le consentement de l’écriveur et du lecteur, le contenu et le sens derrière ces traces, possiblement intimes, sont rendus compréhensibles et se découvrent grâce à notre smartphone ou à des outils de visualisation de réalité augmentée. Comme dans le cas du mur virtuel, les configurations seront choisies par l’utilisateur mais définies aussi par le gestionnaire, ou par le bâtiment à travers son architecture numérique. Un moyen pour un immeuble d’imprégner sa spécificité et de se différencier d’un autre, de renforcer son appartenance à un réseau.
Pour bien fonctionner, les espaces partagés devront donc tolérer des modifications physiques à travers l’inscription de signifiants, n’importe où, ou dans des « cadres », des micro-lieux à déterminer. Ces signes abscons, plus ou moins lisibles selon la configuration, deviendront des portes codées vers des sens, des actions, d’autres signes ou des souvenirs déposés, consciemment ou non selon nos choix.
Le lieu devient un support d’écritures. Numérique et physique interagissent en synergie : le mur physique devient aussi virtuel ou un « mur virtuel » se localise dans l’espace. Le tissage de leurs liens permet l’appropriation. Le digital s’ancre dans un territoire : un lieu intérieur, extérieur, fixe ou en mouvement (train, avion, etc.). Il le rend pluriel et personnalisable.
Des champs de récits entremêlés
Alors que dans l’espace physique nos actions laissent difficilement des traces, que dans l’espace virtuel, nos actions sont des traces, les actions dans l’n-spaces, en tant qu’espace hybride, peuvent ou non s’inscrire, selon leur nature, notre envie et des paramètres à définir. Avec ce nouveau champ d’inscription, s’ouvre un champ d’accessibilité et l’ensemble devient configurable. Il est possible d’anticiper, d’identifier des typologies de traces inscriptibles et de les mettre en relation.
Les n-spaces superposent alors différentes appartenances, expériences qui peuvent être combinées ou dissociées. Ils introduisent de nouvelles formes de partage et épaississent l’âme d’un lieu ou exaltent son énigme, comme une chambre d’hôtel qui s’ornerait des signes hiéroglyphiques que chaque habitant aurait bien voulu laisser plus ou moins décodables, troubles ou accessibles. Or si ces signes fidélisent les habitants qui les ont inscrits, même incompréhensibles pour d’autres, ils enrichissent le lieu. Comme avec l’observation des nuages ou des dessins sur les murs de pierres ou dans les grottes, des ombres parlent et stimulent les imaginaires. Un champ de récit sans fin s’inscrit dans le lieu à l’image des œuvres de l’art supertemporel définies par Isidore Isou.
Dans l’n-spaces la trace permet l’émergence de champs de récit différents en fonction des occupants simultanés et/ou successifs. Nos souvenirs sont des enchaînements de moments de vie, ils sont souvent associés au lieu. Ils s’impriment dans notre mémoire et disparaissent ou s’enfouissent. Individuels ou collectifs, ils peuvent maintenant s’imprimer aussi dans l’espace et prendre part à différents récits ou scénarios.
Mémoire de l’n-spaces
A la mémoire du web et de nos souvenirs s’ajoute une nouvelle mémoire augmentée des lieux. Les impressions de certains souvenirs localisés dans un même espace peuvent ouvrir temporairement vers des lieux disjoints physiques ou virtuels, rendant ainsi ponctuellement connectables des lieux, des personnes, des mémoires à travers des récits. C’est comme dessiner ou écrire dans l’air, sauf qu’ici les mots ne s’envoleront qu’à souhait. Les traces enrichissent l’espace mais leur accessibilité, leur « retouchage », leur copie et leur durée de vie sont configurables.
Le ‘smart-building’ devient un livre inscriptible à multiples entrées. Il conserve les mémoires des n-spaces et du bâtiment. Avec la multiplication des couches de souvenirs différents, des récits se superposent et peuvent s’entrecroiser. Ces couches deviennent des champs de données avec plusieurs utilisations et destinations.
Les usages que nous développons et creusons ici autour de la trace ne sont d’ailleurs qu’une « application » parmi une infinité d’autres que configureront et rendront visibles les nouvelles caractéristiques d’un ‘smart-building’.
Action des lieux sur nos univers digitaux personnels
La trace volontaire produit une empreinte affective, marque la mémoire et son inscription s’ajoute aux inscriptions des autres. Elle décuple le lieu physique. Mais le lieu pourrait aussi agir sur nos espaces virtuels privés, c’est-à-dire notre boussole numérique ou nos interfaces. Le champ de récit s’étend alors à des champs plus vastes.
Par exemple, tout comme les successions d’informations contenues dans les traces invitent à découvrir d’autres lieux physiques, virtuels ou des applications ; l’n-spaces pourrait agir sur notre univers virtuel personnel et/ou notre excroissance digitale (l’interface de notre smartphone), invitant à naviguer autrement à travers nos différentes applications.
C’est alors le lieu qui agirait, temporairement et localement, sur notre cartographie digitale personnelle traçant d’autres chemins et biaisant nos automatismes. Cette nouvelle texture d’espace à composer, configurable d’un lieu à un autre et capable d’agir différemment sur et en fonction de chacun, renforce la notion de contexte et de localité.
Ces couches augmentées issues de la combinaison d’espaces hybrides devraient pouvoir simultanément rassurer et surprendre l’habitant, le stimuler, lui ouvrir de nouvelles perspectives en produisant un cadrage inédit de nos perceptions numériques à la manière dont un bâtiment (même le plus petit à l’image de la chapelle de Peter Zumthor) nous invite à observer différemment le ciel, à sentir, à accepter la pluie, à relire le vent.
Une fenêtre cadre, il s’agit là aussi de cadrer différemment l’espace virtuel ou de le désorienter, le déconstruire pour peut-être proposer une nouvelle lecture de l’arrivée ou de la succession des informations, les nôtres, celles de l’environnement intérieur, extérieur et des environnements liés. Ce serait l’occasion de réintroduire de l’inattendu, redécouvrir des données ou usages oubliés, inviter à ordonner, nettoyer et nous interroger ponctuellement sur le sens, l’intérêt et l’usage de tous nos outils digitaux.
Associées aux espaces, les données inscrites permettent de mieux contextualiser, ordonner, classer, conserver certaines de nos traces numériques. De créer des repères dans le maelström d’informations consultées et produites. De se réinscrire dans le sol et décupler la mémoire des lieux pour mieux nous relier avec/dans l’espace et avec/dans le temps.
Eric Cassar
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