Parmi les bientôt 150 architectes du projet Archisable, comme dans tous les rapports humains, certains passeront sans laisser d’autre trace que celle dans le sable, d’autres resteront des complices compagnons d’un voyage particulier, et d’autres seront des rencontres.
J’ai connu Cristina Vega Iglesias grâce au prix Jeune Architecte de l’ARVHA qu’elle a remporté en 2022, et son enthousiasme à parcourir les 624 km depuis Paray-Le-Monial (Bourgogne-Franche-Comté) jusqu’à ma plage normande m’a tout de suite interpellée. Je dis à nouveau à quel point il est compliqué de convaincre les jeunes femmes de sa génération de participer au projet. Et pourtant… le nombre des femmes inscrites à l’Ordre a plus que doublé en vingt ans. Mystère…
Mais Cristina est de toute évidence de celles qui choisissent la porte étroite. Après son diplôme à Las Palmas, aux îles Canaries où elle est née, elle choisit de s’expatrier, quitter son île, sa mer, ses racines, et ce départ est une profession de foi.
« Je trouvais qu’il y avait trop de bâtiments sur mon île, qu’elle était trop construite et je ne voulais pas contribuer à l’occuper plus encore ». Jamais de démolitions, encore moins de rénovations… elle coupe le fil, non sans mélancolie.
C’est donc en France qu’elle rencontre son futur associé, devenu son mari, Stéphane Burlat.
Ensemble ils ont l’opportunité de reprendre une agence dans cette Bourgogne rurale, très marquée par le sacré, et peu réceptive à l’architecture contemporaine. Les commandes sont rares et sollicitent le plus souvent les architectes extérieurs. Ce sont donc principalement des réhabilitations qui lui permettent de maintenir l’agence. Quelques projets cependant la mettent en lumière : une micro-crèche notamment, et son projet fétiche, un terrain de sport à Palinges (Saône-et-Loire).
Lorsqu’elle arrive en Normandie après six heures de voiture, elle déboule dans mon bureau … et y dépose…un cœur – inclus dans un carré en carton ondulé. Un peu interloquée – les objets cœur, bijoux cœur, imprimés cœur et autres ont rarement fait fondre le mien… et on ne peut pas dire que les émoticones – cœur souriant, exclamant, double ou triple cœurs… aient arrangé l’affaire. Et puis des gamins qui s’appellent tous mon cœur, bref du cœur en vrac jusqu’à l’écœurement…
« C’est la maquette de mon projet – le cœur de l’Architecte ».
Voilà, au moins c’est clair, c’est dit, nous allons aborder un registre… différent.
Ledoux, Boullée, Lequeu rappellent heureusement que l’architecture parlante est aussi d’énigmes et de signes. La kitchissime Pinapple House de Dunmore témoigne plus sérieusement qu’elle n’en a l’air de la folle idée d’un aristocrate de faire pousser en Ecosse des fruits et des légumes rares en plein dix-huitième siècle.
Regardons donc de plus près…
C’est un jour d’avril et de vent, un jour peu avenant de mer grise.
Son projet est une déclinaison de la spirale d’or à partir de laquelle selon sa maquette, elle veut tracer… un cœur. Spirale d’or – équilibre, croissance, harmonie. Divine proportion entre deux nombres, ou comment passer d’un système décimal à un système sentimental…
À partir du quadrilatère parfait, le carré, elle développe donc une géométrie exponentielle de carré en carré, selon le concept du nombre d’or – tandis qu’elle évolue en traçant au doigt la forme du cœur comme archétype, idéogramme universel.
Équipée de décamètre, équerre, planche de coffrage, spatule, truelle, et de son croquis préparatoire, elle taille et creuse dans le sable humide – il est ici question d’exprimer l’abstrait – l’harmonie universelle – en volume. Littéralement ici, extraire l’idée.
Obstinée, agenouillée sur le sable, je la vois lutter avec le froid et le vent, et son dessin dont elle n’est pas satisfaite.
Il n’y a pas de logiciel du sentiment. C’est tout le problème de l’architecture. Faire passer la sensation, le sentiment.
Le parcours très attendu du soleil et le mouvement de la marée révéleront enfin les ombres, comme une chambre claire.
Plus tard nous parlons. C’est difficile. Je la sens pleine de violences retenues, de chagrins comprimés.
Cristina lâche ce que tu as à dire. Mets-toi au monde. Ne te contente pas du langage formaté et déjà moisi du vertueux. Les mêmes mots du politiquement correct inondent tous les projets.
Je ne vais pas écrire sur une architecte qui fait un cœur parce qu’elle a un grand cœur.
Ça ne suffit pas. Parle !
Cette fois-là au moins j’aurai eu raison. Elle m’a écrit une longue lettre.
Il y a cette phrase : « Notre discipline consiste à obtenir le merveilleux équilibre entre la raison et le cœur. Entre les connaissances que nous avons et les intuitions qui nous habitent. Entre le monde réel et le monde imaginaire. C’est la création qui se fait dans la clairière que l’on aperçoit en entrant et en sortant de la grotte ».
Alors j’avoue. Je réclame un cœur pour Cristina… une Architecte.
En 2024, elle est sélectionnée parmi les « EUROPE 40 UNDER 40 ». Bon vent Cristina… GO !
Tina Bloch
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