Une question qui mérite réflexion : le métier d’architecte, qu’est-ce que c’est, juridiquement ? Une autre mérite aussi réflexion : pourquoi les architectes sont-ils victimes de l’injustice institutionnalisée ?
Un architecte décide-t-il du projet ? Non (attention, je parle bien « juridiquement », évidemment). L’architecte conseille à son client de réaliser tel projet, avec telles caractéristiques. Le client accepte, ou refuse, ou modifie ; mais c’est bien lui qui décide in fine du projet à retenir. Bref, l’architecte propose et le client décide. Il est le pétitionnaire, le maître d’ouvrage*. L’architecte ne peut pas le forcer à faire ou à signer ce qu’il veut.
Un architecte choisit-il les entreprises qui vont réaliser l’ouvrage ? Non. Il n’a même pas de lien juridique avec elles, il doit en être totalement indépendant. C’est bien le maître d’ouvrage (client) qui choisit, même si là aussi, ce sera sur les conseils de son architecte.
Un architecte vend-il les travaux à son client ? Non, il ne les réalise pas, ni directement ni en sous-traitance. Le client paie directement les entreprises, après avoir reçu le conseil de son architecte sur les paiements à effectuer (ou pas).
Alors, comment peut-on définir sa fonction ?
Constat n° 1 – Comme les autres professions libérales, les architectes dispensent des conseils à leurs clients. Et ils le font d’une façon générale, sur tous les plans (si je puis dire), car ils sont les « sachants » venant éclairer leurs clients sur tous les aspects de l’opération. Ils sont des généralistes, faisant dans leurs conseils la synthèse d’une multitude de critères et de compétences. C’est l’essence même de leur métier.
Moralité – Les architectes ne décident pas de l’ouvrage et ne le fabriquent pas, ni directement ni indirectement. Ils n’ont pas de lien juridique avec les fabricants. Ils n’ont donc pas à être responsables de l’ouvrage, ni en obligation de résultat ni en co-responsabilité d’erreur des réalisateurs.
Constat n°2 – Ces compétences ont leurs limites. Autant dans les siècles passés, on pouvait admettre qu’un architecte pouvait avoir une compétence exhaustive des techniques de construction : un mur, enduit sur ses deux faces – pas toujours -, des planchers et une charpente en bois avec sa couverture, des portes et des fenêtres en bois – simple vitrage ! – et c’est à peu près tout. Pas d’équipement, pas d’isolation, pas de règlementation, pas de normes ni de DTU… Avec du savoir et de l’expérience, c’était maîtrisable. Et tout l’ouvrage était apparent, ce qui était bien commode pour les vérifications. Aujourd’hui, il est évident que tout voir, tout savoir, tout prévoir, tout maîtriser, est impossible pour une seule personne.
Moralité – L’architecte ne peut pas cumuler toutes les responsabilités de ceux qui participent à la réalisation de l’ouvrage. Ces responsabilités doivent être réparties sur chacun des participants, spécialisés et à ce titre, supposés compétents dans leur domaine. Et donc responsables, chacun en tant que « sachant et réalisateur ».
Constat n°3 – En les éclairant, les architectes doivent veiller aux intérêts de leurs clients, non sachants pour la plupart. Il leur faut donc être totalement indépendants des autres intervenants de l’opération, notamment des entreprises pour qu’il n’y ait aucun conflit d’intérêts : il n’y a d’expertise fiable qu’en toute indépendance, évidemment.
Moralité – Condamner un architecte pour une erreur commise par un tiers avec qui il n’a aucun lien juridique, viole son indépendance et donc la raison d’être de son métier. C’est contraire aux intérêts du client qui doit pouvoir compter sur la bonne foi totale de son architecte qui ne s’autocensurera pas par crainte de mises en causes abusives.
Conclusion
Il faut commencer par rectifier une erreur qui perdure depuis longtemps dans le Code Civil, en effaçant les architectes de la liste des « constructeurs » (article 1792-1 du Code civil).
Pour garantir la parfaite indépendance des architectes, conformément à leurs statuts et à leurs engagements, les architectes ne doivent pas avoir à garantir techniquement l’ouvrage ni les erreurs des tiers.
A l’instar des médecins (loi du 4 mars 2002), les architectes ne doivent être responsables des conséquences dommageables de leurs actes qu’en cas de faute. Pour pouvoir engager la responsabilité d’un architecte, il faudrait prouver l’existence d’une faute directe de sa part. Ce sont bien les différents intervenants dans la réalisation, chacun étant le professionnel le mieux qualifié dans sa spécialité, qui doivent répondre de leur propre travail. Le client qui subirait un dommage trouvera toujours un assureur apportant sa garantie au titre de ce professionnel défaillant.
Le carcan actuel d’une responsabilité délirante entrave, voire paralyse, les architectes. Une libéralisation leur permettrait de dispenser bien plus largement leurs conseils. Ils pourraient intervenir ponctuellement dans la plupart des opérations de construction, au-delà des seuls contrats de leur propre maîtrise d’œuvre, pour le plus grand bien de tous les maîtres d’ouvrage, c’est-à-dire pour le plus grand bien de tout le monde…
Jean-François Espagno
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* J’ai entendu des architectes qualifier leurs clients de « donneurs d’ordres ». Par pitié, n’employons plus jamais cette horrible expression. Elle sert à désigner ceux qui donnent des ordres à leurs sous-traitants, créant un lien de subordination. Ne nous plaçons jamais comme étant les subordonnées de nos clients ! C’est contraire à notre mission. En outre, ce serait une faute juridique qui pourrait nous coûter très cher devant un juge : nos clients nous paient pour que nous leur disions, justement, ce qu’ils doivent faire, pas l’inverse.