Comme la crise sanitaire du Covis-19 l’a amplement démontré, les experts sont devenus indispensables pour tout et n’importe quoi. L’architecte est bien placé pour le savoir, les experts, il les a à demeure.
Martine est maire sans étiquette de Sainte-Gemmes, une petite ville de banlieue. De par sa fonction, elle a développé un goût, de profane certes, pour l’architecture. Pendant le confinement, elle a eu le temps de réfléchir à l’urbanisme de sa ville. Son centre-ville, soudain vide, est apparu dans toute sa nudité, sans un lieu qui soit à la fois ouvert et protecteur et un point de rendez-vous.
A regarder ce qui se faisait ailleurs, elle imagine une sorte de petite halle, ou un auvent, ou une ombrière comme on dit à Marseille, un endroit où s’abriter quand il pleut, un espace que les gamins et les habitants peuvent s’approprier avec, dans un coin discret, des vespasiennes et des toilettes publiques faciles d’accès pour tous. Un lieu pour le marché peut-être mais aussi pour les associations, pour la remise des trophées des clubs de la ville, pour les bœufs des gamins de l’école de musique. Entre l’église, les bars, la mairie et le commissariat, en somme un lieu cadeau que s’offriraient les habitants. « Et cela ne peut pas coûter bien cher », pense Martine.
Du coup elle est très heureuse que, le déconfinement le permettant, son ami Jacques l’architecte passe la voir à Sainte-Gemmes à l’heure de l’apéro. Sur la terrasse verdoyante de Martine, ils sont ravis de se revoir et Martine n’est pas longue à exposer son projet. Au fil de ses explications, elle voit cependant Jacques d’abord froncer les sourcils puis prendre un air soucieux.
« Humm… », dit-il quand elle eut terminé. « Cela va être compliqué, vous ne vous rendez pas compte chère Martine du nombre de compétences désormais nécessaires à votre projet ».
« Bah si, c’est justement pour cela que je fais appel à vous, un architecte », répond Martine, un peu décontenancée.
« Vous n’y êtes pas », dit Jacques. « Tenez, pour vous expliquer, je vais prendre par exemple ce concours que je viens de perdre ».
« Un joli projet, ni trop grand ni trop petit, avec un budget ni trop serré ni dispendieux, avec un programme plein d’humanité et de vœux pieux. Conformément aux recommandations du maître d’ouvrage, je me suis entouré d’experts afin de concevoir un bâtiment à la fois sobre, frugal, végétalisé à plus de 60% de la surface construite, avec des matériaux biosourcés ET, désormais, géosourcés ET, désormais, issus du réemploi ».
« Chacun de ces domaines d’expertise ayant ses propres experts, j’imagine », remarque Martine.
« En effet ! Et je ne vous dis rien des querelles de chapelle et autres guerres picrocholines entre ceux-là. Mais ce n’est pas tout. Le bâtiment se devait d’être, en même temps si je puis dire, réversible – au sens où il doit pouvoir changer de fonction et au sens qu’il faut pouvoir rendre l’endroit aussi propre qu’on l’a trouvé en arrivant – et flexible, et passif et bas carbone bien sûr, bioclimatique évidemment, renouvelable ET durable cela va sans dire ! Sans compter bien évidemment les batailles d’experts de la réglementation ».
« L’administration elle-même ne manque pas d’experts », relève Martine.
« Ni l’architecture non plus, heureusement d’ailleurs que nous sommes bien entourés », poursuit Jacques. « Il faut croire que nous architectes étions depuis 2 000 ans comme Monsieur Jourdain, nous faisions du bio climatisme sans le savoir. Heureusement que les experts sont venus nous expliquer puisqu’il nous faut encore les rémunérer en labellisations et certifications de toutes sortes ».
« Que voulez-vous dire ? », demande Martine.
« Voyez Martine, pour ce qui concerne les certificats, j’ai de plus en plus souvent l’impression de devoir payer un bakchich, d’être dans une république bananière. Aujourd’hui, l’architecte n’achète plus une compétence mais un label, une signature. Les architectes pleurnichent après les indélicats qui font des signatures de complaisance mais on passe notre temps à acheter des signatures de complaisance ! »
La remarque de son ami laisse Martine songeuse, elle qui se trouve confrontée aux mêmes experts en labels toujours plus nombreux et obligatoires.
Encouragé par le silence approbateur de son hôte, Jacques s’enhardit, la voix soudain un ton au-dessus : « Sans parler de la concertation ET de la coconception. Ce ne sont pas la concertation et la coconception qui posent problème, ce sont les experts en concertation et coconception qui posent problème. Comme les écologues et autres maîtres d’usage dont on ne sait pas d’où ils sortent. Le Feng shui par exemple, ce n’est qu’une question temps qu’on nous impose une norme AFNOR NF Feng Shui CE. Et tous ces experts de se payer sur la bête. Les honoraires s’évaporent avec des B.E. qui sont loin et qui ne participent plus aux réunions car ils ont déjà dépensé leur budget déplacement ! Si vous regardez combien de vos honoraires disparaissent ainsi – la part de Dieu comme disent les bouilleurs de cru – vous vous découragez ».
De fait Martine regrette la disparition réglementaire des bouilleurs de cru, elle a connu le dernier de sa petite ville. « Rassurez-vous », dit-elle un peu tristement. « Par définition, c’est compliqué pour les Experts de dire « je ne sais pas », aussi, par définition, ils disent souvent n’importe quoi, comme ce fut le cas pendant la pandémie. Personne ne veut passer pour un branquignol mais tout le monde aime encore plus son quart d’heure de célébrité ».
« Mais Martine, la pandémie était provisoire, voyez on n’en parle déjà presque plus, tandis que dans l’architecture, la pandémie des experts ne connaît pas de vaccin et c’est tout juste si on ne demande pas désormais à l’architecte d’éteindre la lumière en sortant », dit Jacques.
Martine reste silencieuse un instant puis repense à la déception de son ami d’avoir perdu un concours.
« A propos de votre concours », dit-elle, « concernant un bâtiment sobre, frugal, vegétalisé, biosourcé, géosourcé, réversible, flexible, labellisé, certifié, passif, actif, bas carbone, construit avec des matériaux issus du réemploi et en concertation et coconception sous l’égide d’un écologue et d’une maîtresse d’usage, bref un ouvrage bioclimatique, renouvelable, durable et Feng shui – ai-je oublié le BIM manager ? Oui je crois avoir oublié le BIM manager – et le BIM manager donc, bref armé de tous vos experts, vous n’êtes donc pas parvenu à résoudre toutes les contraintes de ce projet ? Je croyais que c’était le point fort de l’architecte ? Un chef d’orchestre ! »
« Détrompez-vous », la reprend Jacques vivement. « J’ai au contraire précisément répondu à chacune des contraintes que vous citez, vous pouvez vérifier – certes sauf le BIM Manager – mais le jury d’experts n’a pas pu récompenser ma proposition ».
« Pourquoi ? Qu’avez-vous donc proposé ? », demande Martine.
« Une tente ! », répond Jacques.
« Une tente ? »
« Seule la tente cochait toutes les cases. Comme en Arabie saoudite, je leur ai dit, ils ont aimé ça, ça faisait nouveau riche », raconte Jacques.
« Mais une tente, même bio climatique, pas étonnant que vous ayez perdu ? », s’exclame Martine.
« Non, au contraire, ils ont adoré, surtout la réversibilité ! A la vérité, si j’ai perdu, c’est qu’il m’a manqué dans l’équipe de maîtrise d’œuvre un expert Référent COVID assermenté par la faculté depuis plus de 10 ans et c’est apparemment le détail d’architecture qui a fait déborder le bol de chloroquine », conclut Jacques.
« Alors pour mon auvent ? », demanda Martine.
« Si vous le voulez bien, appelons ensemble la cellule psychologique », dit Jacques.
Sur ce, il était bien temps de se resservir un verre et goûter cette longue soirée de printemps.
Christophe Leray
PS : Pour la photo de cet article, lire Extrême valorisation de déchets dans un jardin français