
Claude Prélorenzo, sociologue et chercheur, travaille depuis longtemps autour du thème de la Ville maritime et/ou portuaire. Les enjeux et mutations dans ce domaine représentent un défi que les architectes français, selon lui, ne semblent pas avoir suffisamment mesuré. Entretien.
Christophe Leray : Ville-Port ou Villes-Ports ?
Claude Prelorenzo : La plupart des villes ont un port pour la simple raison qu’elles se construisaient près de l’eau, pour son usage domestique mais aussi parce qu’il s’agissait d’une voie de circulation. On l’oublie mais les coches d’eau parisiens, jusqu’au 19ème siècle, offraient des solutions de transport très confortables à partir de la banlieue. La nature de ces villes-ports est très différente selon les cas. Le Havre est par exemple un grand port avec une petite ville quand il y a de grandes villes avec un petit port. Les réalités à l’intérieur même de ces villes ports sont différentes car elles peuvent abriter différents types de port.
L’exemple de Marseille est à cet égard emblématique. En effet, la ville compte un port archéologique – le Lacydon -, un port historique – Le Vieux-Port -, un port ‘moderne’, édifié au XIXème siècle – La Joliette -, un port contemporain – Fos-sur-mer -, les ports de pêche et de plaisance – une trentaine – et un port de passager au développement aujourd’hui très rapide. Il est clair donc que ces ports nécessitent des typologies différentes car ils répondent à des besoins sociaux et urbains différents. Les ports de pêche et de plaisance sont des éléments importants en termes de besoin social et urbain. Le port passager va également représenter un enjeu urbain important pour la ville tandis que le port pétrolier va en être éloigné.
Le seul point commun de cette multitude de relations entre la ville et le(s) port(s) est ce qui les réunit : le fait d’être associé à une ville portuaire maritime avec un contact avec l’eau. Encore faut-il, là encore, bien marquer la distinction entre ville portuaire et ville maritime : toutes les villes portuaires, ou presque, sont maritimes mais toutes les villes maritimes ne sont pas portuaires.

Il y a-t-il un urbanisme et une architecture portuaire ?
Les villes portuaires seront différemment orientées selon qu’elles se définissent, ou non, par rapport à leur port. Le Havre est définit par rapport à son port, Marseille se définit de moins en moins par rapport à lui. Selon les cas, la ville sera donc orientée vers la mer ou, au contraire, lui tournera le dos. La ville orientée vers la mer est une ville à façade urbaine, depuis le XVIIIe siècle, la seule ville de ce type d’ailleurs. Cette orientation a beaucoup d’influence sur la manière dont la ville s’est construite, sur la façon dont la captation du sol s’est organisée, sur la manière dont on y circule.
Mais une ville portuaire n’est pas naturellement orientée vers la mer. Avant d’être une ville, Toulon est un exemple des ports militaires, lesquels étaient toujours situés sur des lieux stratégiques avant d’être urbains. Le Havre fut d’abord une citadelle destinée à protéger Rouen et Paris. St Nazaire était également un point militaire destiné à protéger le port qui était à l’intérieur des terres, à Nantes. A noter par ailleurs que les villes coloniales sont nées en deux temps : d’abord le mouillage puis la ville.

Le port précède-t-il la ville ?
Pas nécessairement. Le port, paradoxalement est mobile. La disparition des pirates puis l’avènement de l’aviation ont permis aux gens de se rapprocher du point d’arrivée des bateaux et donc de se rapprocher du bord de mer. De plus, l’évolution des bateaux a conduit à rechercher des eaux profondes et à la création d’immenses linéaires de quais. Aujourd’hui des paquebots font 300 mètres de long, une dimension qui va encore augmenter. La Joliette à Marseille ne peut plus accueillir ces grands paquebots de croisières, lesquels vont donc se retrouver éloignés des centres-villes.
Il faut parler aussi de la déshérence d’un port. C’est le cas à Rochefort, aujourd’hui à la recherche d’une utilisation de ses installations maritimes conçues pour construire la flotte de Richelieu. La muséification va à l’encontre de sa fonction nautique. Ainsi, ces remarquables bassins du XVIIIe n’ont plus qu’une fonction de loisirs – un peu de plaisance – et non plus industrielle. On pourrait citer également le port d’Aigues-Mortes où c’est sa géographie qui en a scellé le destin. Le port a disparu, reste la ville.

Quelles évolutions urbaines quand le port n’évolue pas suffisamment vite ?
La reconversion des ports, entamée au XXe siècle, s’est imposée quand le port intérieur, tel celui de Baltimore (U.S.A.), trop loin de la mer, est devenu totalement obsolète et ses installations industrielles inutilisables. En effet au port lui-même il faut adjoindre les installations industrielles qui permettaient encore il y a peu de traiter ou manufacturer les matières premières débarquées. Nombre de ports perdent donc toute fonction économique et industrielle et se reconvertissent, fréquemment, dans les domaines de la plaisance, des loisirs en valorisant les espaces consacrés au tertiaire. C’est le cas notamment des ports de Montréal, St Louis ou Chicago.
Mais cette tentation du tourisme et du loisir peut se révéler être une fausse bonne idée. En effet, si l’on prend en compte que les ports glissent et descendent vers l’aval pour se rapprocher de la pleine mer, c’est le cas à Bordeaux notamment, et que le transbordement en pleine mer, comme on l’a vu plus haut, est désormais d’actualité, une autre évolution des installations existantes peut être envisagée. En effet, les très gros porteurs, capables de décharger en pleine mer, permettent un éclatement des marchandises et un retour du cabotage. Du coup, les anciennes installations portuaires, trop petites pour accueillir ces gros porteurs, redeviennent utiles avec le mode de transport sur l’eau que constitue le cabotage. De fait, des villes portuaires rechignent aujourd’hui à ‘laisser partir’ leurs installations car elles réalisent que l’option tourisme n’est pas forcément la plus pertinente et estiment, à juste titre, qu’il serait plus économique d’utiliser ce qui existe.

A condition que ces installations soient reliées à des voies terrestres ou fluviales. Le premier port mondial, Rotterdam, doit sa suprématie au fait qu’il est articulé autour d’un système de canaux qui permettent aux marchandises de rejoindre toute l’Europe. Le problème est que la France n’en est pas encore convaincue ; le canal Rhin-Rhône, qui représente une formidable opportunité pour Marseille et Lyon, n’est toujours pas construit et le défaut d’entretien des canaux français, qui du coup ne sont plus aux normes européennes, se révèle handicapant.
Une attitude gouvernementale d’autant plus incompréhensible que la société est elle-même de plus en plus hydrophile ; les maires veulent des bassins, de l’eau, des lacs, des fronts de mer, etc. Cette attirance de l’eau, nouvelle pour l’homme à l’échelle de l’humanité, fait pression sur les installations anciennes des ports pour libérer du foncier. Le projet Euroméditerranée à Marseille est emblématique. C’est la ville ou le port !
L’enjeu pour les ports sera donc de développer une capacité à s’ouvrir aux nouveaux trafics afin de conserver une fonction économique et commerciale. Le port de Gênes à de gros problèmes car il est obligé de rester en centre-ville, le port de Nice ne peut pas accueillir de gros paquebot car ses eaux sont trop profondes et on ne peut y construire de digue. L’imbrication entre port et ville reste donc à inventer.

Quels sont les enjeux pour les architectes ?
Ils sont de trois niveaux.
Le premier est le constat d’abandon en France de la spécificité d’architecture portuaire, sauf dans son aspect gare maritime. Deux idées s’opposent : l’une liée à l’idée d’évolution rapide, voire facilement démontable, pour s’adapter aux nouveaux besoins, l’autre concernant la reconversion des ports ‘en dur’, c’est-à-dire une architecture fonctionnelle, comme à Copenhague. Il y a la des espaces de recherche passionnants.
Le second est lié à la reconversion des ports en tant que programme. Celui réalisé à Marseille concernant les docks et le silo d’Arenc est une réussite. Mais il reste beaucoup d’entrepôts de ce type qui témoignent de l’histoire d’une ville. Les reconvertir donc, mais comment ? Il s’agit là de chantiers importants pour les architectes car un grand nombre de villes sont engagées dans ce processus.
Enfin, troisième niveau, la définition d’une nouvelle architecture maritime, une architecture qui aurait quelque chose à voir avec la mer puisque construite en bord de mer. Il s’agit là d’inventer un vocabulaire nouveau par rapport à la ville qui deviendrait une donnée pertinente dans l’aménagement urbain. La base de sous-marins de St Nazaire est à ce titre exemplaire.
Mais, d’une façon générale, la notion même de port devient incompréhensible. Les gens ont un problème de représentation du port, ils veulent Nice ou cherchent à reconstituer un port qui n’existe plus depuis deux siècles. Et quand on y met des bateaux, il s’agit de ‘vieux gréements’ qui participent de cette nostalgie. D’ailleurs, quand on demande aux étudiants une représentation du port, ils dessinent des grues quand tout le trafic est aujourd’hui assuré avec des portiques.
En tout état de cause, les architectes se sont emparés de la reconversion industrielle, il leur faut aujourd’hui imaginer la reconversion portuaire. Ils ont du pain sur la planche. A cet égard, il serait intéressant à mon point de vue qu’il y ait une éducation en ce domaine. Qu’est-ce qu’un site portuaire ? Qu’est-ce qu’un site maritime ? Quelles sont les contraintes particulières qui y sont liées ? Ce n’est pas anecdotique.
Des tas d’architectes imaginent ainsi de conserver ces fameuses grues emblématiques. Mais une grue, ce n’est pas un arbre : elle nécessite de l’entretien, qui coûte cher. Or j’ai vu des projets où l’on proposait de garder 20 grues. Idem pour les écluses. Je suis toujours mécontent quand j’entends «le bassin du port est une place bleue». Non, un port ce n’est pas un parc. On ne peut pas galvauder un mode de fonctionnement si particulier. Un architecte doit donc être au minimum sensibilisé à ces problématiques s’il ne veut pas faire des bêtises.
Les gares maritimes semblent pourtant se multiplier ?
C’est l’une des nouvelles mutations à venir. L’accroissement du trafic touristique et passager va bouleverser la vie des ports… et des villes. On considère qu’un passager, lorsqu’il débarque, dépense 100 euros dans la région où il a débarqué. Or un gros paquebot compte 3.000 passagers et deux ou trois peuvent accoster en même temps. Si on y ajoute la problématique d’avitaillement de ces paquebots, on comprend que l’enjeu économique est considérable.
Or le loisir sur paquebot s’inscrit dans la durée, le transport maritime augmente, on évoque des navires qui feront bientôt plus de 500 mètres de long, des îles flottantes de 10.000 à 20.000 personnes qui auront besoin à un moment ou un autre de toucher terre, il y a là de formidables enjeux et beaucoup de grains à moudre pour les architectes français.
Des villes sans port industriel donc. Des ports sans villes ?
L’histoire a connu des ports sans ville et il y en a désormais de plus en plus. Le port industriel devient en effet une grande plate-forme logistique de réception et de redistribution, ancrée au large. L’avantage de ce nouveau type de port est la possibilité d’édifier de grandes surfaces sans soucis de foncier et de pouvoir s’établir en eaux profondes, apte donc à recevoir des cargos de plus en plus grands. Ces plates-formes, parfois fortement éloignées des villes comme à Dubaï, sont dans la logique de l’éloignement du port industriel de la ville, comme Fos-sur-mer, situé à 30 kilomètres de Marseille et ne font que traduire une relation organique entre ville et port depuis longtemps perdue.
Cette évolution est facilitée par les progrès techniques puisqu’il faut désormais considérablement moins de main d’œuvre pour faire fonctionner le port. Les grands ports que sont Rotterdam et Shanghai utilisent aujourd’hui des robots pour décharger les bateaux et ne s’appuient plus sur le bassin de vie qui était auparavant sa source de main d’œuvre. Le rapport entre ville et port est constitutif mais connaît donc, de plus en plus d’exceptions.
Propos recueillis par Christophe Leray

Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 2 novembre 2004