La ville, l’architecture, la couleur, tout cela, … Le saucisson* centenaire de la (non) pensée urbaine est contredit par le Saturniidae, un papillon caractérisé par son comportement totalement opposé à celui du reste de sa famille. Inversion de la norme ?
Ma fille cadette, enfant, était persuadée que l’invention des couleurs était récente, que le monde de ses parents était noir et blanc. La candeur de l’enfance aidant, mêlée à un attendrissement tout paternel, je ne peux pas, quelques années après, lui donner complètement tort. Tant, dans les années 60, étaient ternes les chaussées, grises et ténébreuses les façades des rues de Paris (avant le Grand Ravalement ordonné par Malraux), les toits anthracite et noires les voitures (André Citroën disait lui-même que les voitures pouvaient être de toutes les couleurs à condition qu’elles soient noires).
Quand et pourquoi s’est opérée la mue de la ville, qui telle celle du papillon a fait jaillir un feu d’artifice urbain, à partir de la larve grisâtre de la toute seconde moitié du siècle précédent ? Quel gène se transforme pour que, des cendres d’un Paris terne et funèbre, se révèle une riante cité chamarrée : le Times Square de l’Europe de l’Ouest fait de néons, d’enseignes et de décorations de Noël.
A quels niveaux culturel, social ou politique s’effectuent les altérations des chromosomes de la couleur dans la ville ? Quel agent perturbateur agit sur les quartiers entiers de tradition et de transmission blafardes pour qu’ils deviennent bariolés.
Le thème «la couleur et la ville», lors des études d’architecture, était une récurrence insipide qui ne servait à rien d’autre que libérer la parole des plasticiens qui, vert de rage de ne pas agir pas sur la ville, manigançaient à l’usage des étudiants des hors-sujets magnifiques puisque, chacun le sait : des goûts et des couleurs…
Affranchi de cette tutelle insupportable, je m’interroge aujourd’hui sur la mutation qui permit la génération spontanée, coordonnée et concomitante d’architecture conférant à la ville un caractère digne d’une création d’un Hundertwasser qui aurait picolé et pris de l’acide
Le biomimétisme invite à se rappeler le passage, de l’état larvaire maussade du papillon à un état pigmenté, pour chercher à comprendre la mutation vers la ville adulte, brillante de mille feux et à la palette fournie, succédant à l’agglomération de tissus urbains gais comme une entreprise de pompes funèbres : Berlin Est qui deviendrait Pachuca (Mexique).
C’est l’abandon de cette larve insipide qui inspira les architectes Palatre et Leclere dans une quête toute mexicaine pour réhabiliter l’école Pajol, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Ils n’y sont pas allés avec le dos de la cuillère : le papillon primaire et maternel ci-dessous en est vraiment sorti outrageusement bigarré.
Dans le dictionnaire des symboles, indispensable ouvrage, aide précieuse à la recherche du sens caché des choses que nous voyons, par habitude, dénué de toute portée allégorique, le papillon est évoqué sur plus de trois pages. Du symbole de l’enveloppe charnelle laissant place à l’âme évanescente, au soleil noir traversant les mondes souterrains pendant sa course nocturne ou symbole du feu chthonien caché lié à la notion de sacrifice, le papillon est un sujet en or grâce à ses deux états successifs : la larve, sorte de chenille souvent informe d’où sort, un beau jour, telle une divinité homophonique, un magnifique insecte volant, en remuant lascivement ses ailes de dentelles, de légèreté voire d’inconstance, en attendant qu’elles sèchent. Alors, la chrysalide triste laisse place à un jaillissement de couleurs éclatantes. Pas très loin de l’immonde grenouille se transformant en prince charmant sous les baisers torrides de la blanche princesse immaculée dans les navets de Walt Disney ; mais ce sera l’objet d’une future chronique…
Dans une analyse darwinienne approximative, d’aucuns imaginent que le papillon, après avoir été si terne dans sa période de gestation larvaire, est sublime pour participer à la grande farandole chamarrée de la vie : être moche pour ne pas être mangé (sinon, il n’y a aura pas de papillon) et resplendissant pour faciliter le repérage indispensable à la reproduction sexuée,
Et il est vrai, pour poursuivre dans la comparaison ville/papillon, que la ville s’est muée ‘colorimétriquement’ dans le même sens que sa mue foncière ; comme si la grisaille n’était pas compatible avec le vertige spéculatif subi ces dernières années et qui, coordonné à l’étalage de la parure des centres commerciaux ou grands magasins bigarrés et festifs, en créerait l’attractivité.
Malheureusement, il est une espèce qui vient contredire cette résurrection de la beauté à travers l’abandon de la morne chrysalide. Dans une famille de Lépidoptères du sous-ordre des Ditrysia et de la superfamille des Bombycidé, le Saturniidae se caractérise par son comportement totalement opposé au reste de sa famille.
Ce papillon est resplendissant sous forme de larve et moche en tant que papillon. Malgré des recherches obstinées, nous n’arrivons pas à percer le mystère de cette inversion de la norme chez le papillon. Sans doute s’agit-il d’un papillon mutant tant sont étranges ses couleurs larvaires et insipides son état adulte : tout à fait à l’opposé du comportement normal du papillon.
Soit il incitait, vu son allure enfantine, à la pédophilie papillonne, soit il n’avait pas envie d’inspirer l’amour, adulte, mais quelles que soient les raisons psychobiologiques du Saturniidae, ce processus fait quand même cruellement penser à la déshérence des centres-villes de province, riches de mille devantures naguère pour se retrouver fantomatiques aujourd’hui, délaissés par la concurrence acharnée que leur livre les si riants centres commerciaux qui égayent tant les entrées de ces villes…
Le contraste est étonnant, le Saturniidae ne devrait pas muter tant sa larve est magnifique, pourtant il mute, c’est la fête à Neuneu qui devient la porte des Ternes, et non pas l’inverse.
Comme le disait André Gide : «La promesse de la chenille n’engage pas le papillon».
François Scali
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*Un SAUCISSON est en musique, un tube éculé repris par des orchestres de huitième zone, genre Girl From Ipanéma par les Brisescouilles au festival de Plouermel, ou Autumn Leaves par les Golden Couillons au même festival. F.S.