Les mots ont un sens. A l’heure où l’Etat au prétexte d’humanité crée de toute pièce un camp «sécuritaire» de containers à Calais, il serait bon peut-être de rappeler qu’un container – un conteneur en français – est un caisson métallique conçu pour le transport des marchandises. Le point alors que l’Etat a débuté le 18 janvier le défrichement de la jungle de Calais…
«Notre objectif est sécuritaire», a expliqué Fabienne Buccio, la préfète du Pas-de-Calais, lors de la mise en place en janvier 2015 du camp de 125 conteneurs censés accueillir jusqu’à 1 500 ‘habitants’, des migrants de la ‘jungle’ de Calais. Voilà qui au moins a le mérite de la clarté. Ce camp est perçu différemment selon l’angle duquel on le perçoit. Ainsi, pour France TV Info, il s’agit d’un parc ‘flambant neuf’, «les containers [ayant] été aménagés comme des mobil-homes». Pour l’architecte Olivier Leclercq, qui s’est rendu sur place, il ne s’agit que «d’un alignement de containers numérotés, sans douche ni cuisine, une implantation purement technique en dépit du bon sens par rapport au site».
L’installation de ce camp, de cette façon, pose des questions fondamentales, tant sur le fond que la forme, quant à ce que notre société des lumières éteintes est en passe de devenir.
Sur la forme en premier lieu. Là un petit détour historique s’impose. L’une des toutes premières utilisations de containers en tant qu’habitat temporaire fut utilisée en Arménie suite au tremblement de terre de 1988. Habitat tellement temporaire que les gens y habitent encore, que des enfants y ont grandi et sont désormais adultes, que les containers sont désormais rouillés et donnent au camp une allure misérable.
En Europe, les premiers ‘logements’ en containers ont été créés à l’université de Delf aux Pays-Bas à l’aube des années 2000. Il s’agissait là d’une solution temporaire mais aussi du reflet de la capacité d’innovation sans pareil de l’architecture néerlandaise. Le concept a fait florès et bientôt Keetwonen, également du logement étudiant mais à Amsterdam cette fois, est devenu le plus grand village de containers au monde. Démarré en 2005, ce projet était prévu pour durer cinq ans, en attendant que de vrais logements soient construits, qui ne le furent jamais. Aujourd’hui, ces villages pour étudiants sont inscrits dans le paysage.
Le Havre en France, en 2007, sous l’impulsion de Valérie Pécresse, alors ministre de l’enseignement supérieur, reprenait le concept à son compte. Charlotte Cattani, l’architecte de la cité A-Docks, admet* pourtant qu’il s’agit d’une impasse : «ce sont les normes qui ont condamné le concept», assure-t-elle. Ce que confirme Arnaud Mailhé, le dirigeant de Newden Design, la société qui a bâti la cité, qui indique que les normes françaises ont augmenté le prix de revient, jusqu’à 50 000 € par module. Considérant le prix de l’immobilier au Havre, c’était cher payé en effet un container froid l’hiver, étouffant l’été. Bref, la cité A-Docks demeure une opération unique en France si l’on excepte les 21 logements livrés à Bègles, la ville dont Noël Mamère est le maire, en 2011, là encore réalisés sans architecte mais par la société KIHA Conception. Dans la même ville il suffit pourtant de découvrir les 79 logements de LAN, qui s’appuie pourtant sur la même logique d’empilement, pour voir la différence.
«Pourtant, quand je vois que la cité est toujours présente dans les revues de design, sur les sites d’architecture, je me dis que c’était une belle aventure et toujours une fierté de l’avoir imaginé», souligne Charlotte Cattani.
De fait, entre-temps, le concept est devenu chic, voire bobo glamour. Le container est devenu un «loft atypique» et les architectes du monde entier ont rivalisé d’imagination pour son usage sans pour autant que l’économie du projet en devienne réellement bon marché, du moins en France. D’ailleurs d’autres solutions constructives existent avec un bien meilleur rapport qualité-prix. En témoignent les 200 logements étudiants livrés par Citeden à Villetaneuse (93).
Du coup d’autres arguments sont utilisés pour promouvoir l’usage des containers : le recyclage par exemple, ce qui est faire peu de cas que le métal peut se recycler à l’infini et qu’un logement conçu par un architecte utilisant le métal vaut toujours mieux qu’une boîte de sardine de 36m². Mais l’urgence et le coût moindre demeurent en général les principaux arguments de son usage. Dans certains pays asiatiques, les entreprises se targuent même désormais de fournir des containers à leurs employés ce qui, selon elles, serait tout de même mieux qu’un dortoir ouvert à tout vent.
Admettons. De fait, aux Pays-Bas encore, un projet a été conçu, par un architecte, pour l’Armée du Salut afin d’offrir un logement aux clochards et autres sans-abri. Particularité de ce projet, le rez-de-chaussée est un ouvrage traditionnel en béton avec de larges fenêtres contenant des bureaux et un espace d’activités sociales. Bref, tout ça pour dire que si l’Etat français avait souhaité réellement améliorer la vie des migrants de la jungle, des solutions existent et sont connues. Or, comme le relève, Olivier Leclecq et comme en témoignent les images, il ne s’agit ici que d’un alignement arbitraire.
Ce qui nous ramène au fond. Pourquoi alors, pour le même prix, ne pas faire appel à un architecte et imaginer au même endroit un véritable lieu de vie puisque les Néerlandais y sont parvenus pour l’Armée du Salut ? Parce que le gouvernement, bien que l’expérience montre que ce type d’endroit temporaire s’inscrit dans le temps, ne veut pas prêter le flanc à la création d’un lieu appelé à durer. Ainsi, il crée en toute connaissance de cause un lieu de vie minable qui donne bonne conscience – répondre à l’urgence sanitaire – mais qui est empreint d’un cynisme d’une affligeante médiocrité.
En effet, au fil du temps a commencé à s’imposer une nouvelle logique. Même dans les grands ensembles des années 60 et 70 le but demeurait de loger les gens dans des appartements modernes, avec eau chaude et salle de bain. Décrit déjà comme des cages à poules, et même s’il ne faut bien entendu pas sous-estimer l’impact des lobbies du bâtiment pour ces constructions, le but était noble. De fait les premiers containers étaient faits pour des étudiants, des couples ou des célibataires, la notion d’espace de vie demeurait donc prépondérante. Sauf que, en quinze ans, les mots ont évolué et plus personne n’est désormais surpris à l’idée de vivre dans un container, du moins que d’autres y vivent. C’est ainsi que nous sommes passés de l’idée humaniste de logements pour tous – l’hypocrisie demeure, souvenez-vous de la loi DALO – à l’idée économique de stockage des gens dont le conteneur est le meilleur symbole.
Et c’est bien ce qui est à l’œuvre à Calais. 125 conteneurs censés accueillir jusqu’à 1 500 ‘habitants’, cela fait environ 10 personnes par container de 30 m². Imaginez qu’un camping fasse la même chose dans ses mobil-homes, combien de temps avant que des fonctionnaires des autorités sanitaires ne viennent méchamment rappeler à l’ordre le propriétaire indélicat. Là, c’est l’Etat lui-même qui crée à dessein l’insalubrité, sachant pertinemment, j’insiste, que ce temporaire est appelé à durer.
Quant au rêve de «containers intelligents», en gros des containers connectés à fin d’éducation dans les bidonvilles, développé en 2014 par la fondation Floating CityApps, il trouve ici son application cauchemardesque par un contrôle biométrique de la paume de la main mis en place à Calais. Ce que la préfecture justifie ainsi : «Ce dispositif a été validé par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Aucune empreinte ne sera stockée. Il s’agissait juste du système le plus pratique. Et il est normal qu’il y ait des règles de base de vie en collectivité dans un campement de 1 500 personnes».
L’objectif est donc sécuritaire – aucune noblesse dans ce projet-là – comme l’a si courtoisement rappelé la préfecture du Pas-de-Calais. Le dommage est pourtant plus large que l’inconfort de centaines de migrants à qui nul n’avait demandé de venir. En effet, c’est l’aveu que la république des lumières et la patrie des droits de l’homme ne sont plus que contes pour enfants quand la république elle-même fait une distinction entre les hommes qui la peuplent, les uns un peu, beaucoup, passionnément moins égaux (en droits) que les autres. Sinon, quitte à construire un village de conteneurs, il aurait au moins pu être édifié selon le minimum des règles de la décence, avec des commerces et des espaces publics, et peut-être serait-il devenu plus tard un quartier à part entière. Après tout, à Amsterdam, les studios de Keetwonen sont parmi les plus courus.
Mais non et, en l’occurrence, ce renoncement est lourd de lendemains qui déchantent et de stockage sécuritaire qui ne s’applique plus seulement qu’aux gueux et damnés de la terre. En effet, si l’Etat teste sur les migrants ce ‘lecteur biométrique par reconnaissance palmaire’ en langage savant, combien de temps avant que cette technologie ne s’applique à tous et ne remplace bientôt nos digicodes bientôt obsolètes ? Pour le plus grand bénéfice des fabricants de matériel sans doute. Et après la paume, l’iris ? Enfin, quand sera enfin totalement intégrée l’idée de stockage, a qui s’appliquera-t-elle ? A Paris, chaque immeuble a dorénavant un, voire deux, voire trois digicodes. On s’en souviendra bientôt comme du bon temps. A se demander comment faisaient les gens avant.
Ironie de l’histoire, il y a deux mois à peine, le gratin républicain, le premier ministre issu de républicains espagnols réfugiés en France y compris, inaugurait avec force discours humanistes le mémorial de Rivesaltes dessiné et construit par Rudy Ricciotti. Il s’agissait alors de célébrer la mémoire de ce camp funeste où étaient parqués– on n’en était pas encore au stockage – successivement Espagnols, Juifs, Tsiganes et harkis, toutes des populations considérées comme potentiellement dangereuses. Toujours est-il qu’à cette occasion l’architecte a eu ces mots. Comme on lui demandait pourquoi l’accès au mémorial se faisait de manière indirecte, par un tunnel creusé dans la terre du camp, il répondit en parlant de «la mémoire enfouie d’un monolithe de béton qui en a lourd sur la conscience».
Au moins le béton ne rouille pas. Nul doute que très vite, ce nouveau camp en conteneurs de Calais en aura lourd sur la conscience. N’est-ce pas déjà le cas ?
Christophe Leray
*Paris-Normandie, par Charlotte Cattani, paru le 21 septembre 2014