
C’est la mer qui prend l’homme, la preuve, elle a pris Jacques Rougerie. Entretien avec l’architecte de la Cité des Mériens, membre de l’académie des Beaux-arts, et dignitaire, au travers de sa fondation, du cercle étroit des Spaciens.
Chroniques d’architecture – En 2020, vous acceptez de participer au projet Archisable. Ce jour-là, vous concevez une structure habitat biomimétique – une méduse – et vous écrivez : « Ma cité des mériens de sable est apparue dans sa symbolique biomimétique lorsque la mer s’est retirée et s’est laissé engloutir par un océan qui s’ouvre sur les grands enjeux des civilisations à venir ». Une profession de foi. Depuis trois ans ce projet s’affiche à Roissy, dans le hall mythique de Paul Andreu, sur une pile de béton de neuf mètres par sept. L’image est envoûtante. Vous êtes connu pour la mer, comme inventeur, de Sea Orbiter notamment (1), cet incroyable projet de navire océanographique dont la tête est exposée à la Cité de la Mer à Cherbourg (Manche), et comme architecte. Un architecte de la mer ?

Jacques Rougerie : On ne peut pas penser l’architecture sous la mer comme sur terre. Cela n’a rien à voir. Les architectes ne comprennent pas qu’il faut faire avec la poussée d’Archimède : la résistance à la pression extérieure. C’est aussi pourquoi le point de démarrage passe par le biomimétisme.
Mon projet Pulmo, bio-inspiré de forme de la méduse, conçu en 1974, était un laboratoire mobile et un habitat sous-marin destiné à dériver à des profondeurs de 3 à 4 000 mètres, autonome jusqu’à trois mois pour construire sous la mer. La Cité des Mériens est un projet visionnaire bio-inspiré de la raie manta, une université océanographique internationale dérivant dans les grands courants océaniques. C’est une ville scientifique flottante entièrement dédiée à l’observation et à l’analyse de la biodiversité marine. L’Aquabulle, créée en 1978, est une bulle d’air au fond de la mer, elle aussi inspirée par la forme de la méduse. Sea Orbiter, bio-inspiré par l’hippocampe, est une station océanographique dérivante conçue pour l’exploration continue des océans. Un navire vertical unique au monde. La synthèse de trente ans de travaux. Je suis un immense rêveur. J’ai toujours rêvé de traire les baleines ! Une baleine produit 250 litres de lait par jour… Imaginez… Mais je suis un rêveur pragmatique. Je suis un architecte explorateur du futur et je le revendique.
Revenons à vos débuts… Votre père vous emmène un jour au cinéma voir « Le monde du Silence » du Commandant Cousteau. Votre destin se joue là… La mer est entrée dans votre vie.
Elle entre bien plus tôt en fait. A quatre ans je suis parti dans la mer… et je me suis noyé. Nous vivions à Abidjan, près de l’eau. Un pécheur m’a sauvé mais je garde ce souvenir incroyable de l’entre-deux eaux. Je n’ai pas eu peur. Je retrouvais le liquide amniotique. J’étais bien. Fusionnel. Je crois que c’est là que j’ai su que la mer était mon destin. J’aurais pu devenir océanographe. J’étais fasciné par la force de cette mer et ces vagues qui se déversent avec fracas. Mais je voulais construire. Je rêvais de rencontrer le Petit Prince… et aussi de faire des cabanes sous la mer et dans l’espace. Dessiner et construire.
Qui furent vos maîtres ?
Des architectes… J’étais fasciné par le Mouvement Métaboliste, qui développait des concepts évolutifs inspirés des processus organiques et biologiques. Deux architectes japonais m’ont beaucoup inspiré – Kenzo Tange (2) et Kiyonori Kikutake (3) qui travaillaient sur l’architecture métaboliste – évolutive – et l’urbanisme flottant, capable de répondre à la surpopulation et aux séismes.
Cependant, mon vrai mentor fut Paul Maymont (4). Un architecte avant-garde. En 1959 Maymont propose une Ville Flottante pour la baie de Tokyo, un groupe d’îles interconnectées pour dix millions d’habitants, puis l’adapte pour Monaco en 1966. Il imagine surtout un Paris sous la Seine, un aménagement réparti sur douze niveaux avec des autoroutes des parkings et des espaces commerciaux. Maymont était un visionnaire. Il a même dessiné un projet sur la Lune… Je le rencontre en 1964. J’ai à peine vingt ans. C’est un coup de foudre. Je lui ai parlé de mes rêves et il m’a pris sous sa coupe.
Surtout, j’ai beaucoup étudié Léonard de Vinci. Je suis convaincu que l’avenir plus que jamais est dans la transversalité des disciplines. Vinci est l’Homme universel – Peinture. Dessin. Sculpture. Architecture. Ingénierie. Urbanisme. Anatomie. Mathématiques. Musique. Botanique. Mécanique.
Vous n’avez pas un mais deux diplômes d’architecture !
J’avais décidé de faire le tour du monde, Philippines, Afrique, Bengladesh, Birmanie… Je fais mon premier diplôme sur les Peuples de la Mer – comment convertir ces peuples en Paysans de la Mer… J’ai présenté un projet pour équiper chaque habitat d’un point d’eau et d’un point d’électricité.
Puis je rencontre Jean Bertin l’inventeur de l’aérotrain, un monorail sur coussins d’air qui n’a pas de roues et vole à quelques centimètres du sol, l’ancêtre du TGV. Et j’ai imaginé une université de la mer sur coussins d’air pour mon second diplôme… qui a été repris par l’Unesco il y a sept ans…
J’ai suivi les cours de Prouvé au conservatoire des Arts et Métiers et ceux de Pingusson (5) aux Beaux-Arts… Je voulais apprendre les codes, les mécanismes de réflexion entre l’architecture, l’engineering et la matière.
Inutile de vous dire qu’à l’Atelier Perret où j’avais été admis, je cachais mes projets futuristes ! Le monde de l’architecture n’aime pas toujours l’utopie…
Jeune diplômé, vous êtes plus que jamais convaincu que la mer est l’avenir de l’Homme. Sans attendre, en 1974, vous créez le CAM – Centre d’Architecture de la Mer. Avec des architectes, des ingénieurs, biologistes, agronomes, économistes et sociologues. La même année, la revue AA vous consacre dans un numéro spécial HABITER LA MER… L’océan est-il encore en 2025 le futur de l’Homme ?
L’océan recouvre 71 % de la surface du globe. Il fournit à la terre les 2/3 de notre énergie. Nous n’avons pas d’autre choix que d’intégrer l’océan dans nos modes de vie. Je crois à une Green Economy et à une Blue Economy. Jules Verne (6) fut à la base de mes réflexions. Il disait 500 ans pour le premier habitat sous-marin et 1 000 ans pour la lune. Il n’a fallu que 69 ans pour Armstrong de poser le pied sur la lune… Jacques Maillol (7), plongeur légendaire, pensait qu’on n’irait jamais au-dessous de 110 m en apnée, aujourd’hui les 200 m sont atteints, 720m en scaphandre.
Vous dites « Je vis dans ce que je construis ». Vous passez un mois dans Galathée avec votre épouse.
J’ai voulu des maisons sous-marines et je les ai habitées… J’ai vécu avec Cousteau sur le Calypso (8). J’ai eu 13 expériences d’habitat sous la mer. J’ai construit quatre maisons sous-marines et plusieurs laboratoires.
J’ai construit Galathée en 1977, ma première maison sous-marine, qui pouvait accueillir jusqu’à cinq personnes pour des séjours d’un à trois mois et pour une immersion à 60 m de profondeur. C’était un projet pionnier. C’était encore du rêve, de l’utopie, mais déjà je sentais que c’était l’avenir. Aujourd’hui avec l’évolution des technologies, et la prise de conscience de la nécessité de protéger la mer et les fonds sous-marins, je me dis que ce n’était pas de l’utopie mais de la prospective. Avec l’IA (intelligence artificielle), il devient possible de construire un centre de recherche sous-marine sur les énergies renouvelables. Plus besoin d’attendre encore 100 ans ! Galathée était un ludion (9), un ballon suspendu entre deux eaux ; elle tenait avec un lest mobile. C’était révolutionnaire.
Vous avez des formules magiques: « H2O – Un chiffre et deux lettres. Trois éléments. Une molécule. Telle est la formule du miracle de l’eau, qui est le dénominateur commun du monde ». Vous êtes sûrement rêveur. Mais vous êtes architecte…
Le problème est comment aborder les formes quand vous êtes sous l’eau ? Vous ne pouvez pas avoir un cylindre univers en trois dimensions. Sur terre vous développez votre programme spatial. Vous prenez la ligne d’horizon, la verticalité. Sous l’eau, il n’y a pas de ligne d’horizon. Vous abordez cette structure du dessus, comme un oiseau.
Après, vous tournez le corps, vous tournez autour de votre maison et vous rentrez par le dessous. Vous rentrez en vous soulevant. Vous respirez comme si vous étiez en lévitation. Vous créez une ouverture forcément en courbe. Vous arrivez dans un espace en air comprimé. Vous sentez la pression de l’air quand vous bougez.
L’univers intérieur ne peut pas être à la verticale et vous vous sentez mieux dans les formes en courbes. Il faut chercher des points de repère et les transformer en espace bâti. Vous êtes dans un cocon. Je dessine chaque forme pour adapter la bonne position du corps qui respire de l’air comprimé. Il faut penser les espaces autrement.
Comment vit-on à vingt mille lieux sous la mer ? Paradis ou enfer ?
Je voulais découvrir les capacités d’adaptation de l’être humain. En ‘92, j’ai participé au record du monde de durée de séjour sous la mer à bord de La Chalupa Research Lab (10), une maison sous-marine considérée à l’époque comme la plus technologiquement avancée. Il ne s’agissait pas tant de record que d’étudier les différences de fonctionnement biologique et psychologique. J’y suis resté 61 jours.
La lumière est différente selon la zone, plus ou moins riche en plancton, et les espaces organiques en suspension. Vous jouez avec lumière et matière.
On ne s’assoit pas pareil, on ne mange pas pareil. On fait des petits repas mais six fois par jour. On assimile du gaz comprimé, donc on ne mange surtout pas de féculents… !
Sous l’eau, le bois n’a pas une texture agréable, alors que le polycarbonate est formidable… On dort deux fois plus, l’azote et l’oxygène vous mettent en saturation. L’équilibre gazeux se fait à partir de 26 heures. Il faut surtout préparer le mental. En haut, il y avait une cinquantaine de personnes pour contrôler. L’architecture sous-marine comme l’architecture spatiale doivent être capable de répondre aux problèmes physiologiques et psychologiques. Notre besoin constant de nous enivrer de musique fut une découverte merveilleuse.
De la Terre à la Lune… Que savez-vous de la vie dans l’Espace ?
J’ai fait un vol parabolique en 2017 avec Jean-François Clairvoy, ingénieur et spationaute, grâce à Jean-Loup Chrétien (11) ; c’est le vol préparatoire des astronautes qui approche la vitesse du son. Il monte d’un coup à la verticale, puis bascule et vous êtes à l’apesanteur pendant 22 à 30 secondes. C’est une expérience incroyable. C’est comme sous l’eau mais démultiplié, vous ne sentez plus votre corps, vous êtes ailleurs. Jean-Loup Chrétien – qui est organiste – dit qu’il faut s’accompagner d’art. Il a amené des couleurs dans l’espace, des peintures, mais il n’a jamais pu retrouver sur terre les harmonies qu’il avait créées dans l’espace.
La musique passe par tout le système osseux. On ne perçoit pas la musique comme sur terre. La percussion des sons est différente.
Les vibrations ressenties sous l’eau ou dans l’espace ne sont pas perceptibles sur terre.
Comment votre imaginaire est-il novateur ?
On ne mettait pas des yeux aux bateaux. Un homme à la mer était un homme mort. Quand Eric Tabarly gagne la Transat anglaise en solitaire en 1964, on ne voyait que le dessus de la mer. Les marins étaient des aveugles de la mer. J’ai dit qu’il fallait voir le monde sous-marin. J’ai mis des yeux aux bateaux. Et j’ai fait des coques transparentes. Autrefois on allait à la pèche. On faisait du commerce. Mais on ne nageait pas. Il n’y avait pas de plaisir. Le plaisir sensoriel de la mer est nouveau.
Pourquoi connaît-on si mal l’architecture mérienne ?
Nous ne sommes pas des peuples de la mer, nous ignorons le rapport à l’eau, nous ne savons plus vivre avec l’eau. Nous avons perdu ce contact, voyez ce que nous avions fait avec les voies sur berge à Paris. Les architectes ne savent plus jouer avec l’eau comme à la Renaissance. Regardez Versailles… La mise en scène de l’eau faisait l’architecture. C’est en train de revenir, tout doucement.
Quel bâtiment contemporain vous inspire ?
Sans hésiter le Louvre Abu Dhabi de Jean Nouvel. Le dôme du musée est une tapisserie d’étoiles. Le musée est installé sur l’eau, c’est un phénomène vibratoire d’eau et de lumières…
Te Fare Natura, l’écomusée que vous avez conçu à Moorea avec votre épouse est une démonstration des noces avec la nature…
Planté au flan d’une falaise, le bâtiment s’inspire de la forme d’une conque et de l’arbre du voyageur, un arbre local qui s’ouvre comme un éventail de feuilles, dont la sève désaltérait le voyageur. Avec sa voûte haute de 15 mètres, il ne rend pas seulement hommage à la culture et au paysage polynésien, il pactise avec la nature et les vents. Le vent du matin venant de la mer s’engouffre dans le bâtiment pour le rafraîchir tandis que le soir laisse la place au vent de la montagne. Sur le toit les panneaux solaires sont disposés en lamelles qui rappellent des coquillages. Nous sommes partis d’une résilience pour projeter le bâtiment dans le futur. C’est un bâtiment hors du temps…

La Fondation Jacques Rougerie a acquis un immense prestige. Votre projet n’est pas seulement technologique, il est aussi urbanistique, politique, et surtout humaniste. Vous rêvez de sauver la Terre par la connaissance scientifique de la Mer… De vous citer, pour finir : « Je suis fils de l’eau, fils d’un nouveau monde, celui de Poséidon, moins terrien que mérien. J’aime ce néologisme qui dit combien l’eau est mon continent majeur ».
Propos recueillis par Tina Bloch
(1) Ecouter notre podcast SeaOrbiter de Jacques Rougerie, nouveau paradigme architectural ?
(2) Kenzo Tange construit en 1967 le Shizuoka Press and Broadcasting Center, une structure modulaire permettant une expansion.
(3) Kikutake conçoit Marine City en 1958, une cité flottante composée d’unités modulaires, Skyhouse, sa propre maison, une plateforme en béton surélevée où les espaces intérieurs sont évolutifs.
(4) Paul Maymont 1926-2007. Architecte. Fondateur du GIAP – Groupe International d’Architecture Prospective.
(5) Georges-Henri Pingusson, architecte 1894-1978, célèbre pour Latitude 43, un hôtel en forme de paquebot à Saint-Tropez et le Mémorial de la Déportation, construit en sous-sol sur l’île de la Cité.
(6) Jules Verne 1828-1905 écrivain français, considéré un des pères de la science-fiction, fasciné par le progrès scientifique.
(7) Jacques Maillol 1927-2001, apnéiste, a été le premier homme à descendre à 100 m en apnée libre.
(8) Le Calypso est un ancien dragueur de mines de la Royal Navy construit en 1942 et reconverti en 1950 en navire océanographique par le Commandant Cousteau qui a joué un rôle central dans l’exploration sous-marine.
(9) Ludion : dispositif scientifique illustrant le principe de la poussée d’Archimède et l’équilibre des forces dans un fluide.
(10) La Chalupa est un habitat sous-marin conçu par l’océanographe américain Ian Koblick.
(11) Jean-Loup Chrétien spationaute, premier français à avoir voyagé dans l’espace