L’impression du temps qui passe varie avec l’époque, et pour plusieurs raisons. La première étant que, hormis pour l’administration, la durée du temps des hommes est proportionnelle à leur propre temps sur terre.
L’espérance de vie altère profondément la notion de conscience de la durée. Par exemple, un mois correspond à 0,14 % d’une espérance de vie de 60 ans, et 0,1 % dans le cas d’une espérance de vie de 80 ans. Ça a l’air peu, bien sûr, 4/10 000ème de perdu par mois selon les progrès de la santé publique, pas grand-chose, mais cela attire attention sur l’échelle du temps par rapport à sa propre durée.
C’est également ce principe relatif qui fait paraître le temps très long à l’enfant et trop court à la personne âgée : quel pourcentage de son temps vécu représente une journée pour un enfant de quatre ans, et pour une personne de l’âge du père Noel ?
Aujourd’hui, si l’administration française perd deux mois pour les tracasseries usuelles relatives au permis de construire (par exemple) dont elle gratifie habituellement les architectes (pas qu’eux, bien-sûr mais l’Architecture est notre propos), elle agit sur une partie importante du capital personnel de temps des hommes et femmes de l’art.
Il existe plusieurs façons de percevoir le temps.
La valeur réelle qui n’existe pas vraiment, hormis chez le banaliste qui refait sans arrêt la même queue à la poste* afin de prendre pleinement conscience de la véritable valeur du temps d’ennui (donc du temps pur).
La valeur relative est celle qui est le plus couramment perçue à travers la relativité du temps humain introduite ci-dessus. Mais la valeur relative connaît également deux considérations : la relativité réelle, et la relativité bilancielle : celle qui entre comme unité de mesure quantifiable dans tous les bilans et les prospectives. C’est le temps marchandisé…
La logique de la valeur bilancielle est l’apanage de toutes les bureaucraties. Elle perturbe considérablement l’évaluation de l’énergie liée à la dépense et à la gestion du temps. Comme pour les coureurs de fonds de l’ex-URSS, dont les chronos étaient systématiquement bonifiés en fonction de la matière de la piste, de la pression atmosphérique ou de l’âge du chronométreur afin de correspondre aux attentes du plan, l’appréciation des coûts horaires est fonction de l’usage qu’en fait la bureaucratie (dans le sens de David Graeber**).
Pour les architectes, un exemple de cette valeur bilancielle est que, pour un simple appel d’offres de marché, il faut, à somme équivalente, trouver le milieu parfait entre passer beaucoup de temps avec un taux horaire faible, de peur d’être taxé de minable, ou passer peu de temps avec un gros taux horaire au risque de passer pour un prétentieux.
C’est aussi complexe que de trouver LA bonne réponse à une note de motivation. Que ceux qui ont essayé de décrire leur motivation par un « … ben notre équipe souhaite faire ce projet parce que c’est notre boulot et on a besoin de croûter… » nous écrivent, ils ont gagné leur poids en exemplaires à venir du recueil de mes chroniques.
Il existe dans la ville des temps courts et des temps longs. Les temps courts sont ceux de l’exécution immédiate, comme ceux de la construction d’un hôpital en deux jours dans la banlieue de Hunan en Chine, les temps longs sont ceux de la concertation. De là à en déduire que la démocratie est un facteur d’augmentation des durées et de perte du temps, il n’y aurait qu’un pas que je me refuse de franchir de peur d’être taxé d’ennemi de la démocratie !
Ceci écrit, mon expérience en matière de concertation est telle qu’elle confirme que, souvent, la concertation se rapproche d’actes sexuels contre-nature avec des diptères et en particulier ceux du sous-ordre des brachycères.
Le Grand Paris a été inventé comme une « ville-monde » à l’échelle de l’Europe afin de développer une métropole multipolaire au lieu de la centralité (ou du centralisme) du Paris concentrique d’aujourd’hui, avec sa croissance en écorces d’arbres soulignant encore plus que nécessaire l’hyper centralité de son tissu.
Donc, en créant autant de centres que possible avec les tissus de banlieue, il y a une logique qui prévaut, alors, de multiplier par le nouveau métro autant de réseaux que de « neurones » urbains au bout de ces réseaux.
Il y a aussi, sans doute, dans ce nouveau métro, la conclusion d’une logique de gain de temps de transport entre des sous-ensembles urbains initialement inaccessibles entre eux dans des durées compatibles avec la disponibilité en temps de travail.
Le Grand Paris est l’exemple type de la ville de demain faite avec les techniques d’hier. Quel type de techniques pensions-nous possible de mettre en œuvre en 2009 pour l’horizon 2025 ? Le métro à moteur linéaire ? des trains à sustentation électromagnétique ? ou autre procédé déjà mis au point à l’époque des décisions ? Compte tenu de la vitesse des progrès techniques à l’époque, les pouvoirs publics ont finalement décidé de mettre en œuvre des techniques dépassées depuis longtemps au moment du lancement des études ; des trains avec des roues et des moteurs électriques, comme à l’époque de Fulgence Bienvenüe. Sans doute craignait-on que la quête technologique soit une invitation à ne rien décider ?
Ces vieux métros, même repeints et sans doute sans conducteurs vont sembler drôlement désuets lors des inaugurations successives qui vont marquer la deuxième partie de la décennie quand s’ouvriront une à une les différentes lignes de ce super métro, si jamais elles s’ouvrent…
Alexandre Missoffe, directeur général de « Paris Île de France Capitale Economique » PIDFCE (dont les propos ont inspiré une partie importante de cette chronique), aime à rappeler que l’espace de temps entre le vote de la loi d’intérêt général du Métropolitain Parisien en 1898 et l’ouverture de la première ligne (la 1) fut de 15 mois alors que, entre la présentation de la loi du Grand Paris et l’ouverture de la première ligne, l’espace de temps sera de 15 ans (pas encore dans la poche par ailleurs).
Pourquoi tant de différence ? Sommes-nous, avec nos légions de bac+23, moins efficaces que les ingénieurs en haut-de-forme de la Troisième République ? Ou sommes-nous plutôt englués dans un système complexe de décision, d’échelles territoriales rigolotes et autres recours potentiels ?
Le Grand Paris a été, comme tous les projets, victime d’une administration gloutonne en temps des autres, et pour laquelle l’infinité est monnaie courante, ou plutôt « l’achronisme » puisque le temps humain n’y a pas cours.
Le corps de l’administration est insensible aux durées. Sa naissance se perd dans les limbes de la notion de Nation et du besoin de l’administrer, quelque part entre Clovis (quand l’administration française – mot récent à l’époque – se confondait avec l’administration ecclésiastique), et Napoléon qui lui donna les lettres de noblesse qui l’anime encore aujourd’hui.
Pour elle, un délai n’a pas de consistance sensorielle, ses connexions avec la réalité utilisent le temps comme neurotransmetteur, une autre nature de temps que celui couramment admis par l’ensemble de l’humanité et qui s’organise en fonction d’unités de temps dont la première – la seconde – est seule à valeur d’étalon.
La seconde est définie par la durée d’un certain nombre d’oscillations (9 192 631 770 exactement) de l’atome de césium. Les horloges atomiques fixent et coordonnent ces durées à l’échelle planétaire de façon à ce que nous ayons tous la même date, et tous, le même sens à donner aux durées, sauf pour l’administration française.
Il conviendrait de savoir si l’administration française a une seconde à elle (de l’ordre de 135 oscillations de l’atome de Césium ?) ou si, plus vraisemblablement, entre les RTT et les méandres des copier/coller, la survivance de ses différentes strates efface toute relation avec l’humanité, la seconde devenant alors l’unité de l’accélération de la succession des normes ?
François Scali
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