
« Si vous aimez l’ordre, le musée du Quai Branly n’est définitivement pas pour vous. C’est un mélange culturel, un porridge mal cuit ». Lettre à Jean Nouvel signée Ariel, Come, Ines.
Ce texte est issu d’un atelier d’écriture critique (critical writing workshop) qui s’est tenu à Paris au printemps 2025 à l’Institut d’architecture Confluence. Après avoir chacun individuellement visité avec les yeux de Chimène le Musée du Quai Branly ou le Centre Pompidou et rédigé chacun un premier rapport, les étudiants devaient, par groupe de trois ou quatre – de l’individuel au collectif – en proposer une lecture critique, autant que possible. L’atelier a produit six textes, trois consacrés au Quai Branly, trois autres au Centre Pompidou. Revue de détail de ces monuments bâtis par des Pritzkers par les étudiants d’architecture d’aujourd’hui.*
Cher Jean,
Nous vous écrivons depuis la ville des croissants, des grèves surprises et des immeubles qui ne connaissent pas la climatisation. Récemment, nous nous sommes lancés dans ce qui devait être une aventure enrichissante : une visite de votre célèbre Musée du Quai Branly, le grand dépositaire des « arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques ». Ambitieux, non ? Eh bien, rien que le nom nous a fait deviner que quelque chose clochait.
Nous sommes entrés, curieux, carnets à la main, prêts à apprendre, à ressentir et à nous émerveiller. Mais en quelques instants… BOUM ! Ils étaient là, derrière des vitrines et mis en valeur par de chics petites capsules : des objets de chez nous. Masques Baoulé, fétiches Sénoufo, tambours Akan… et même des objets rituels que nous n’avons jamais vus chez nous, mais que Paris apparemment connaît bien. À un moment, nous nous sommes sérieusement demandé si nous n’étions pas tombés par hasard sur le salon poussiéreux d’un oncle colonial des années 1892, qui aurait collectionné des souvenirs de toute l’Afrique. Sauf qu’il s’agit d’un musée, une institution sérieuse. Les objets étaient si parfaitement éclairés qu’on oubliait presque qu’ils n’avaient pas été placés là par leurs propriétaires consentants, mais emportés.
Puis vint le choc. Un masque que nous avons reconnu car il se trouvait chez notre tante à Gagnoa. Il était maintenant enfermé ici, flanqué d’une hache « sacrée » et d’une statuette de fertilité qui semblait provenir d’un grenier du village. « Attendez, qui a bien pu expédier tout ça ici ? On n’a pas vu le camion DHL ».
À proximité, des visiteurs murmuraient des choses comme :
— « C’est fascinant, cette spiritualité africaine, non ? »
— « Regardez cette pièce, tellement… authentique ».
Tandis que dans nos têtes, on hurlait :
— « Chéri, c’est notre patrimoine que tu appelles “fascinant”. Il a été volé, pas prêté ». On prenait tout ça avec humour, presque avec notre plus bel accent ivoirien pour dire au garde : « Excusez-moi, je suis juste là pour récupérer le masque de mon arrière-arrière-grand-père, et après, je m’en vais ».
Blague à part, la visite nous a déstabilisés. Nous avions l’impression que l’histoire de nos pays était là, sans nous. Comme si nous avions été réduits à des « cultures » à contempler derrière des vitrines plutôt qu’à être les gardiens vivants de nos traditions.
Maintenant, Jean, parlons de l’expérience en elle-même. Tu essaies de nous transformer en acrobates ou quoi ? Parce que nous nous attendions à une visite de musée, pas à un labyrinthe d’horreur mal ficelé avec une ambiance de maison hantée. L’entrée vous plonge directement dans le chaos, immersif, certes. Mais peut-être un peu trop. Après tout, l’aventure commence par la découverte de l’œuvre d’art.
On a cru qu’une caméra cachée filmait une chasse au trésor car on a passé plus de temps à explorer votre « désordre organisé », sentiers tortueux, rampes obscures et expositions aléatoires, qu’à vraiment apprécier quoi que ce soit. Il est clair que des mois ont été nécessaires pour perfectionner ce labyrinthe. Et chapeau bas ! On a vu un utilisateur de fauteuil roulant s’attaquer courageusement à une rampe qui semblait conçue pour briser les esprits. On pense qu’il était juste un tout petit peu contrarié.
Si vous aimez l’ordre, ce musée n’est définitivement pas pour vous. C’est un mélange culturel, un porridge mal cuit. Un instant, vous êtes en Afrique, puis deux pas plus tard… surprise ! vous êtes en Océanie. Bonne chance pour essayer de voir ne serait-ce que la moitié des pièces. Cette robe dorée ? On vous jure qu’elle va hanter nos cauchemars. Franchement, on dirait un enfant qui a découpé des images de cultures du monde dans un livre et qui a assemblé un puzzle 3D pour l’école, mais les instructions étaient probablement plus cohérentes.
Un agencement clair ? Une progression logique ? Une signalétique ? C’est pour les faibles. Au contraire, vous semblez avoir conçu ce lieu pour désorienter les visiteurs. Détestez-vous les gens ? Êtes-vous devenu architecte juste pour les piéger dans un labyrinthe exaspérant ? Est-ce un plan secret de domination du monde ? Car en essayant d’échapper à la robe dorée, nous avons commencé à nous interroger.
On a vu quelqu’un passer devant cette robe dorée un nombre incalculable de fois, l’air épuisé. Au fait, le site web du Quai Branly doit être une farce. Accessibilité ? Inclusivité ? Où ? Quand ? Comment ? On cherche encore. Une fois à l’intérieur, c’est la montée. Personne ne vient ici pour faire du sport, n’est-ce pas ?
Les ascenseurs existent, c’est le strict minimum, mais ils sont rares, cachés comme des passages secrets. Les escalators ne sont pas logiques. Un instant, on monte, puis on comprend qu’il faut revenir en arrière pour voir ce qu’on est venu chercher. Et le repos ? Oubliez. Il n’y a presque pas de bancs. Asseyez-vous par terre, ou… eh bien, asseyez-vous par terre. Les sièges sont rares et inconfortables, placés dans des coins sombres, loin des œuvres, comme si se reposer signifiait renoncer au droit de profiter du musée.
Oh, et l’éclairage, ou plutôt son absence totale ? Nous avions l’impression de nous retrouver par hasard à une audition ratée pour « La Nuit au musée ». C’était comme si les conservateurs avaient décidé : « Créons du mystère en veillant à ce que personne ne voit quoi que ce soit ».
Le reste de la visite s’est déroulé à la recherche d’étiquettes ou de la sortie. Plissant les yeux sur les masques et les sculptures, essayant de comprendre ce que nous regardions, tandis que les capsules semblaient intentionnellement cachées dans les recoins les plus sombres. Attention, spoiler : durant cette frustrante partie de cache-cache, personne ne gagne.
Alors, Jean, si votre objectif était de dérouter les visiteurs, de désorienter les personnes handicapées, de dissimuler l’art dans l’obscurité et de nous donner un cours intensif sur les sports d’endurance, félicitations, vous avez réussi. Mais s’il s’agissait de célébrer les cultures avec dignité et d’accueillir chacun dans un lieu d’apprentissage et d’émerveillement… eh bien, nous vous suggérons, la prochaine fois que nous nous reverrons, de créer notre propre musée, réel, avec nos voix, nos rires, notre musique et, surtout, nos objets, chez nous.
Bien à vous
Un collectif de visiteurs légèrement déconcertés, amusés et pleins d’espoir
Ariel, Come, Ines
Paris, 29 mai 2025
Ines Moh (1er cycle ; 8ème semestre)
Côme Kande (1er cycle ; 4ème semestre)
Ariel Akakpo-Akue (1er cycle ; 4ème semestre)
* Les six textes
– Quai Branly – Si l’objectif était de dérouter les visiteurs, c’est réussi
– Beaubourg – Une cacophonie chromatique digne d’un schéma de plomberie soviétique
– Quai Branly – Un musée bâti sur le silence et l’amnésie coloniale
– Beaubourg – la façade du Centre Pompidou est un raté architectural
– Quai Branly – Safari des Sens où consommer l’Autre
– Beaubourg – Quand l’architecture devient un plan de maintenance