
La perception de la durée en Asie reste pour moi, architecte de France, une énigme… Au Vietnam, l’échelle du temps, la contraction de certaines actions sur des temps très courts puis dilatés à l’extrême est contraire à l’idée linéaire du temps prodiguée durant mon éducation et ma formation. Chronique du Mékong.
Trâu chậm uống nước đục – Les buffles qui arrivent en retard boivent de l’eau troublée.
Est-ce la relation que les Asiatiques entretiennent avec le cosmos, la pensée bouddhique, la notion du temps perçu en boucle perpétuelle, le yin et le yang mélangés, la vision double fractale et globale de percevoir les mêmes choses en un tout et en même temps ?
Cette perception en boucle ou en spirale est l’impression contraire d’une perception de constance linéaire.
Au sud Vietnam, dans le climat tropical, l’omniprésence de l’eau, la géographie sinueuse des rivières des deltas et l’hygrométrie amènent un pourrissement permanent de l’environnement construit. La durabilité des bâtiments est bien différente de la pérennité de nos manoirs, de nos châteaux en pierre et de nos immeubles Haussmanniens.
Seule la minéralité résiste à l’eau, tout le reste fout le camp rapidement, rien ne résiste à l’hygrométrie ambiante, aux champignons et aux vers, tout est improbable et précaire, la nature reprend rapidement naturellement le dessus sur toute nouvelle construction.
C’est l’éphémère versatile face au patrimoine durable rassurant…
Élaborer des actions dans l’ordre, avec une chronologie annoncée, n’est pas en Asie une priorité : les choses et les actions se superposent, se cumulent.
L’aléatoire des mouvements et des décisions fluctuantes sont à l’image du chemin de l’eau dans la géographie sinueuse des deltas des fleuves ou de la formation bourgeonnante des nuages avec l’arrivée impromptue des pluies des moussons : mouvante et changeante.

En milieu tropical, durant la saison des pluies se forment de magnifiques cumulonimbus qui bouleversent les cieux. Les paysages sont alors lessivés par des pluies diluviennes qui nettoient, rincent et emportent tout.
L’alternance des moussons ramène immanquablement à contempler le cycle de l’eau. Hygrométrie si forte, nuance sans discernement de l’état liquide et de l’état gazeux… l’eau est au sol et dans l’air en même temps, ça poisse tout le temps !
Ce qui importe est, à l’image de l’évolution incertaine des ciels, de fonctionner par rebonds, par retour d’énergies, de se faufiler au bon moment, accélérer, saisir les changements pour saisir les opportunités !
Pareillement aux formations aléatoires et fluctuantes des cieux, conduire en mobylette dans Saigon ou Hanoi illustre l’ajustement de comportements des Vietnamiens face aux changements et leur adaptabilité d’occupation dans une géographie de deltas, où les rivières sinueuses s’entrelacent.
La conduite y est souple, rapide, attentive aux moindres changements pour se faufiler.
Il s’agit de se déplacer en grappe, par virement aléatoire et sans logique apparente, aux aguets, avec une vélocité semblable aux bancs de poissons.
Nous voilà en mobylette dans Saigon aussi agiles que des poissons zèbres, nous unissant pour gagner de l’énergie, traquer d’improbables vides fluides aux espaces d’accélérations dégagés …
Aux heures de pointe, les mobylettes empruntent par effraction les trottoirs défoncés, comme le trop plein incontrôlé de l’eau chargée de limon débordant des rivières.
Le courant s’écoule avec une fluidité qui ferait douter les meilleurs ingénieurs trafic : ça passe et ça circule même bien mieux que sur les pistes cyclables parisiennes !
Avec une vitesse mesurée et maîtrisée, il ne faut rien faire de brusque, en agissant lentement et sans jamais s’arrêter, tout se passera bien !
Le banc de poissons ne cherche pas les obstacles, il bifurque à la moindre entrave.
En revanche, une accélération trop brusque ou un arrêt soudain, une hésitation en plein milieu d’un carrefour vous met en danger de mort certain !
La célérité de nos décisions prise dans l’instant présent est une qualité appréciée, ici indispensable !

Sau cơn mưa trời lại sáng – Après la pluie, il fait beau
Prévoir son emploi du temps professionnel au Vietnam est difficile, voire quasi impossible !
Il faut saisir les rencontres et les réunions professionnelles dans un rapport au temps aléatoire aux fulgurantes improbabilités. Les affaires se font dans l’immédiat.
Combien de fois un rendez-vous programmé à l’avance est modifié au dernier moment ; avancé ou reporté au lendemain sous tous les prétextes.
Cette gestion aléatoire de l’emploi du temps demande une faculté d’adaptation rapide au milieu d’une instabilité permanente où l’on ne cesse de vous juger.
Reculer ou changer un rendez-vous, c’est tester votre capacité à vous adapter à vos partenaires…
Dans ces rapports de forces teintés de testostérone, la qualité des Vietnamiens est de saisir l’opportunité du moment quand elle se présente. Il faut deviner à quel instant précis saisir sa chance et à ce moment ne plus trop regarder derrière ou devant ; comme en mobylette il faut alors agir vite et ne plus hésiter…
Aussi, dans ce rapport professionnel au temps, la communication est présente, continue ; le temps de réponse moyen de votre correspondant est de 10 minutes après l’envoi d’un courriel, 5 minutes après l’envoi d’un message WhatsApp, 20 secondes après un message Zalo, Viber, Messenger, Skype…
(En France le temps de réplique est alors de 3 jours après l’envois d’un courriel (hors week-ends et jours fériés), 1 jours après un message, quant à WhatsApp Zalo, Viber, Skype, Messenger, ces outils d’échanges sont peu utilisés …)
Il faut en Asie toujours se manifester jusqu’au dernier moment, solliciter le créneau d’une réunion organisée à la dernière minute et attendre que la bonne personne soit disponible à vous écouter enfin sur vos considérations d’architecte européen.
Des considérations bien souvent mal comprises, portant sur le changement climatique, la minéralité des sols, l’économie circulaire, les proportions et l’élégance, la frugalité heureuse (« Frugalité heureuse » : concept en vogue largement partagé par une majorité d’ingénieurs environnementaux fraîchement formés et d’architectes au début du XXIe siècle sur le bien-être, positif, issu en partie d’un intérêt sur l’écologie et la décroissance, l’agriculture diversifiée bio circulaire et le « renaturage », ainsi que d’une volonté de réduire nos biens matériels et nos surfaces imperméables ; pensées quasi impossibles à distiller avec vos partenaires dans un pays émergeant au début du XXIe siècle !
Principalement en Asie du Sud-Est.
Anticiper est toujours envisageable : l’architecte prévient des choses mais pas avec la même rationalité, ni avec le même enchaînement des actions, ni la même constance et la même notion de résistance. Sauver la planète n’est pas une mince affaire !
Une pause dans une étude en cours peut aussi s’éterniser ; il faut alors lâcher temporairement l’affaire et ne plus s’obstiner. Puis, comme l’effet d’un dragon ressurgissant plein de vitalité et d’énergie de sa tanière, les demandes du client et de son maître Feng Shui redémarrent d’un coup. Il faudra alors traiter en quelques jours ce qui normalement prenait des semaines dans votre contrat signé !
Comprendre cette gestion aléatoire des décisions du quotidien est capital pour l’architecte occidental ; réagir à l’instant présent et cesser de vouloir tout anticiper, telle est la règle pour avancer…

Travailler à l’export en Asie pour l’architecte français est se retrouver en position d’instabilité permanente et répondre en urgence à des demandes bien souvent mal formulées (ou même bien souvent jamais formulées …).
La gestion du temps de l’architecte est alors cruciale, la compréhension de la notion de durée asiatique est une obligation ; l’abonnement à Feng Shui hebdo est une nécessité et L’art de la guerre de Su Sun Tzu devient rapidement votre livre de chevet.
L’Asie émerge et se développe vite…, très vite ; elle démontre une agilité de ses actions, une économie dynamique, une force motrice incontestable, une résilience en permanente évolution. Une société jeune s’adapte et s’imprègne de tout.
Le Vietnam vibre, il trépigne d’avoir sa part dans la grande consommation mondiale partagée. Il réclame sa consommation d’espaces, de béton et de CO² ! L’attrait de la vie des villes implique de construire encore plus et beaucoup, en s’étalant toujours trop…
L’appréhension de la durée dans une société en bouleversement continu est proportionnellement opposée à notre propre compréhension d’Occidental.
Nous associons aux évènements l’histoire et sa succession linéaire de sens, une pensée qui nous fait sans cesse regarder en arrière.
Les Asiatiques regardent à la fois devant et sur les côtés, réagissant avec une célérité inégalée.
Alors l’appréhension de la durée fonctionne comme un élastique en mouvement permanent, avec des moments de pause et des élancements qu’il faut saisir.
Il nous faut comprendre la souplesse du bambou face au chêne ! Il nous faut appréhender le temps autrement.

Olivier Souquet
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