Qu’il s’agisse du modèle de gouvernance de proximité d’Issa Diabaté ou de l’approche néovernaculaire de Sénamé Koffi Agbodjinou, une alternative africaine à la fabrique urbaine habituelle semble se dessiner. Chronique d’Abidjan.
Depuis sa création, Abidjan est le théâtre d’un face-à-face centenaire entre gouvernance et africanité. D’un côté, ses tours de béton et de verre, et ses multiples ponts enjambant la lagune, traduisent une ambition tournée vers une économie globalisée et une quête de modernité. De l’autre, ses trottoirs habités et ses pratiques urbaines informelles incarnent une micro-économie vibrante et vivante, porte-drapeau d’une identité propre à la cité africaine.
Souvent pointées du doigt par les politiques urbaines locales pour les problèmes d’insalubrité et d’insécurité qu’elles peuvent engendrer, ces pratiques restent pourtant indissociables du quotidien abidjanais. Mais en quoi consistent-elles réellement ? Comment sont-elles vécues par les habitants ?

Dans les métropoles occidentales, ces formes d’activités existent, mais restent limitées en temps et en espace, souvent cantonnées aux zones touristiques.
À Abidjan, en revanche, elles sont omniprésentes. Les grands axes routiers deviennent des lieux d’échanges où marchandeurs et automobilistes interagissent au rythme des feux de circulation. Dès que le feu rouge s’allume, les vendeurs à la criée se faufilent entre les véhicules à l’arrêt, bras chargés de marchandises. Ils proposent de tout : des bouteilles d’eau et des sachets de bissap pour se rafraîchir sous la chaleur accablante, jusqu’aux objets artisanaux les plus variés. Un véritable marché en mouvement, où les bords de route se transforment en commerces déambulatoires.
Ce n’est pas tout. Sur les trottoirs, qu’ils soient larges ou exigus, s’improvisent des terrasses pour les cafés et les traditionnels makis abidjanais. Les espaces intérieurs s’étendent spontanément sur l’espace public, créant une occupation fluide et organique de la rue. Derrière cette appropriation spontanée de la voirie, une organisation tacite se met en place entre commerçants et vendeurs. Malgré les nombreuses politiques visant à faire disparaître ces activités, elles résistent et restent la norme dans la majorité des quartiers d’Abidjan.

Dès lors, deux questions s’imposent : ne faudrait-il pas concevoir une ville qui prenne enfin en compte ces spécificités africaines ? Comment intégrer ces pratiques sans compromettre l’élaboration d’une ville « structurée » ?
Les réponses à ces questions ne sont peut-être pas aussi « parachutées » que les autorités locales le pensent.
L’architecte ivoirien Issa Diabaté, associé de l’agence Koffi & Diabaté, propose une autre manière de « faire la ville » en Afrique. Comme il l’explique dans Le Point : « Alors le phénomène des quartiers informels est souvent pensé comme un phénomène négatif, mais en réalité les quartiers informels font partie intégrante des villes et il faut plutôt s’interroger sur comment les rattacher à la ville ».*
D’ailleurs, lors de la dernière biennale de Venise, Koffi & Diabaté ont proposé un « manifeste qui définirait un nouveau contrat entre la ville, ses citoyens et les modes de gouvernance ».** Ce manifeste définit un nouveau contrat entre la ville, ses citoyens et ses modes de gouvernance. L’idée maîtresse ? S’inspirer du modèle du village africain, où l’organisation sociale repose sur une gouvernance de proximité. Dans ce cadre, les chefs de village jouent un rôle clé dans la régulation des activités locales, assurant un contrôle direct sur leur développement. À l’inverse, dans la métropole, ce rapport d’autorité s’efface, laissant place trop souvent à l’insalubrité et à l’insécurité.
Repenser la ville à partir de cette gouvernance de proximité, qui a fait ses preuves, et l’adapter aux défis contemporains et à plus grand échelle, pourrait être une première étape essentielle pour réinventer la ville de demain. Car si Abidjan doit se développer, c’est en s’appuyant sur ses propres modèles, et non en imposant des schémas venus d’ailleurs. Koffi & Diabaté n’a, selon moi, pas réussi, clairement et pour l’instant, à appliquer leurs principes mis-en-avant à la Biennale de manière concrète.
Par ailleurs, ce modèle pourrait également être appliqué à d’autres métropoles d’Afrique de l’Ouest, voire du continent, dont les enjeux sont similaires au cas abidjanais : l’explosion démographique, l’éclatement de la ville, la crise de logements, etc. C’est dans cette optique qu’émergent d’autres approches pour imaginer une ville plus durable dans d‘autres métropoles africaines. À Lomé, par exemple, l’architecte et anthropologue togolais Sénamé Koffi Agbodjinou propose, lui aussi, un modèle urbain ancré dans les réalités anthropologiques des Africains. Sa réponse, bien que différente de celle d’Issa Diabaté, n’en est pas moins complémentaire.

Fondateur du « WoeLab », un espace collaboratif dédié à l’innovation technologique et sociale, Sénamé Koffi Agbodjinou défend l’idée d’une ville néovernaculaire africaine. « Il faut penser un nouveau schéma de cité qui ne fasse pas violence à la ruralité car cette dernière est constitutive de la personnalité africaine et de notre conception de la société ».***
Ce concept repose sur un équilibre entre tradition et modernité, où l’architecture vernaculaire et les savoir-faire locaux sont réinterprétés à l’ère du numérique. Il plaide notamment pour une fabrication urbaine participative, où les habitants, à travers des micro-fabriques et des technologies open source, pourraient être acteurs de la transformation de leur propre environnement.
À travers cette vision, il propose un urbanisme plus inclusif et résilient, où la technologie n’est pas un outil d’uniformisation mais un levier d’adaptation aux réalités locales. En d’autres termes, loin d’imposer un modèle figé venu d’ailleurs, il s’agit d’exploiter les ressources locales et les dynamiques communautaires pour construire une ville qui évolue avec ses habitants. Ce modèle n’est d’ailleurs pas qu’utopie ; le projet « HubCité », porté par Senamé à Lomé, et qui consiste à créer des petits laboratoires dans les quartiers, se développe petit à petit.
Ainsi, qu’il s’agisse du modèle de gouvernance de proximité d’Issa Diabaté ou de l’approche néovernaculaire de Sénamé Koffi Agbodjinou, une alternative africaine à la fabrique urbaine habituelle semble se dessiner. Affaire à suivre !

Thierry Gedeon
Conteur d’architecture
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* https://www.lepoint.fr/afrique/pour-que-les-villes-africaines-soient-durables-elles-doivent-se-batir-a-partir-de-modeles-qui-leur-sont-intrinseques-11-06-2023-2523876_3826.php
** https://www.youtube.com/watch?v=mAwp0E4L720
*** https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/12/05/sename-koffi-agbodjinou-un-utopiste-dans-sa-ville_6104793_3212.html