Florence Lipsky et Pascal Rollet intriguent. Ils communiquent, certes, mais construisent, avec une ambition non dissimulée, des ouvrages remarqués ; sans jamais cesser d’enseigner, ils écrivent abondamment (livres et articles). « L’architecture est un état d’équilibre subtil entre des pierres stables, des corps mobiles et des idées volatiles », écrivent-ils. Portrait.
Leur histoire a démarré ensemble et ils la poursuivent autrement ensemble, sans jamais s’interrompre l’un l’autre – qualité suffisamment rare pour être notée -. Leur pensée est extrêmement construite, leur vocation d’universitaire, en sus de leur vocation d’architecte, n’y étant pas pour rien. Leur production architecturale, abondamment publiée, en France et à l’étranger, est connue. Leur production éditoriale consiste en un style d’écriture court, argumenté, carré, un impeccable ordre alphabétique, une forme un peu sèche mais sensible au fond, comme en témoigne leur dernier opus Les cent-un mots de l’architecture à l’usage de tous*.
Une sensibilité tellement protégée que, surtout pour Florence Lipsky, toute rencontre est d’abord un combat intellectuel. Elle avait ainsi soigneusement préparé l’entretien – ses fins, ses moyens, ses objectifs -. Surtout pas d’effet de surprise. Aussi, pour ce portrait qui était l’objet de la rencontre, J’ai repris leur dispositif, ajoutant ici quelques mots – dans le désordre – qui ne faisaient pas partie de leurs cent-un mots ; c’est vrai quoi, pourquoi 101 ?
Ardèche : Pascal Rollet est fils d’instituteurs et petit-fils d’ouvriers-paysans de l’Ardèche, « dans des montagnes très fermées« . Avant d’être architecte, il a d’abord reçu une formation de charpentier. Il en gardera un goût pour le chantier, les matériaux, le travail bien construit. « J’ai eu conscience très vite d’un monde fermé, de cultures très limitées : le rapport à la terre, au travail, à la religion. Et donc j’ai eu conscience très vite que pour s’en sortir, il faut aller très loin, pas à Lyon ou Valence« , dit-il. Ce sera fait lors de ses études avec un voyage, déterminant, à Mayotte. « Je n’avais quasiment jamais quitté ma région« , dit-il.
Transport (s) : « Vu de San Francisco, la France c’est Paris« , explique Pascal Rollet. Il ajoute cette phrase étonnante quand il explique leur installation dans la capitale. « Quand on n’a pas de réseau familial, il faut une logique : ce fut la carte des réseaux ferrés, dont Paris est le centre« . Logique de réseaux ! De fait, le mode de déplacement privilégié de Lipsky-Rollet est le TGV dont ils connaissent les lignes par coeur. « Les walking cities d’Archigram sont devenues réalités« , écrivent-ils. « Des mutations sont d’ores et déjà perceptibles dans la manière dont on se déplace. On va probablement se déplacer un peu moins, pas tant pour des questions d’énergie mais parce que l’on est trop nombreux et que les bouchons et autres embouteillages affectent notre façon de vivre. D’où le besoin d’un chez soi en ville plus complet et de déplacements vers un ailleurs plus lointain« , disent-ils. De fait, pour eux-mêmes, à Paris c’est marche à pied, Velib’ et taxis.
Usine : « J’ai toujours bougé« , explique Florence dont le père, ingénieur chimiste, démarrait la production d’usines nouvellement construites. La famille déménageait donc un peu partout en France au gré des chantiers. « Il était en production, il était un salarié ; j’ai une profession libérale. Autant que je construise l’usine ? J’y ai pensé« , dit-elle. Elle y a pensé tellement fort que Lipsky-Rollet a construit le Musée du Cristal Saint-Louis à Saint-Louis-lès-Bitche (57) au sein même de la manufacture. Dans le cadre du parcours muséal, des « plongeoirs » offrent aux visiteurs, en surplomb, une vue incomparable des ateliers et des fours dédiés à la production.
Berkeley : En 1988, à 28 ans chacun, ils se retrouvent tous deux à l’University of California, Berkeley, à San Francisco, Pascal Rollet pour un master d’architecture (sous la direction de Lars Lerup) puis en tant que ‘lecturer’ (il travaille également en agence), Florence Lipsky en tant que ‘visiting researcher’. Ils y passeront deux ans. « On rentre ou on reste en Californie ?« . La question s’est posée. Le mode de vie leur convenait, certes, mais « la pression était forte pour l’obtention d’un permis de travail ». « Nous sommes rentrés et, 23 jours après, nous apprenions que la plupart de nos collègues étaient virés« , la crise du début des années 90 ayant atteint la Californie. Ils ont imaginé s’installer en Hollande mais si l’éducation est donc plutôt anglo-saxonne, le « fond de culture » est latin. Paris donc.
Ville Universitaire : Le campus de Berkeley leur a laissé une empreinte indélébile. En témoigne au minimum la thèse (sous la direction de Jean Castex, université de St-Quentin en Yvelines) que poursuit actuellement Florence Lipsky intitulée ‘Du modèle du campus américain au campus japonais’.
En témoigne surtout une vision urbaine du campus qui est au coeur de leur système de pensée. « Nous proposons une brèche. En travaillant sur les campus, on se rend compte qu’il s’agit d’une entité qui pourrait proposer une alternative. En effet, un campus réunit un potentiel économique et culturel énorme avec le savoir, de l’habitat, du vivant. La tendance des urbanistes est de séparer le savoir, la culture et l’économie. Nous pensons au campus comme une sorte de territoire autonome qui pourrait fonctionner en croisant l’économie et la culture. Je travaille et j’habite sur place et quand je me déplace, c’est pour aller loin. Il y a là, à défaut de modèle, une piste« , explique Florence Lipsky.
Equerre : En témoigne enfin leur réussite avec la Bibliothèque Universitaire des Sciences – Campus Orléans la Source (Equerre d’argent 2005) qui précède, déjà, le Campus universitaire du centre ville à Troyes (nomination à l’Equerre d’Argent 2009) dont le premier sous-titre est : ‘Du confort universitaire en ville’. Il suit. Il est intéressant de noter à cet égard que les campus américains furent construits loin des villes, justement pour éviter aux étudiants toutes les tentations (pour faire court et, pour plus de détails, relire Rabelais) et que ce sont les villes qui, au fil du temps, se sont construites autour. Et si les campus universitaires étaient en France et dans les années 60 construits hors la ville, leur liaison avec la ville dans les années 90 marque effectivement un changement d’approche, qui n’en reste pas moins historiquement paradoxal.
Enseignement : Florence Lipsky est enseignante chercheuse à l’Ecole d’architecture de la Ville et des Territoires à Marne-la-Vallée ; Pascal Rollet est professeur à l’Ecole nationale Supérieure d’architecture de Grenoble, responsable du master ‘Cultures Constructives’. L’un et l’autre n’ont quasiment, depuis 1988, jamais cessé d’enseigner, ni d’écrire, ni de construire bien entendu.
Comment mener de front, avec la même ambition, ces différentes activités ?
Florence, citant le modèle américain, s’échauffe et dégoupille. « C’est très français comme question. La métaphore est un peu caricaturale mais on a un seul Yves Montand par décennie. Or, un type qui chante, qui fait du cinéma, des claquettes, qui a du succès à l’étranger, on ne supporte pas en France. Ainsi, c’est compliqué à expliquer qu’on puisse construire, écrire, enseigner, réfléchir. Quand on voit un journaliste, on parle d’un bâtiment. Mais on ne rencontre jamais quelqu’un qui veut embrasser une image plus globale« .
Pascal, citant des ressorts plus personnels, pèse les termes de la question. « Au-delà du challenge intellectuel, j’ai le sentiment que nous sommes sur terre pour faire quelque chose et donc, cet effort, nous avons envie de le faire. Recherche et formation font partie de notre formation (voir Grenoble). Surtout il y a, à mon sens, des façons d’élucider des processus intellectuels à l’oeuvre en architecture qui permettent d’emprunter aux sciences humaines ou autres, ces processus devant ensuite être mis au service de l’architecture. L’architecte doit avoir une ambition universitaire. Aux USA, l’architecte est un intellectuel au même titre qu’un physicien ou un biologiste. C’est une ambition très forte pour nous« .
Teaching : Il est curieux de noter ici que Lipsky-Rollet s’expriment quasiment dans les mêmes termes que l’architecte américain installé à Paris Eric Carlson, qui lui aussi a vécu à San Francisco. Il est par ailleurs conférencier et membre du jury d’examens pour les universités américaines de Harvard, Berkeley et Tulane. « Le plus gros challenge est de se remettre en cause. Il faut pouvoir s’arrêter de travailler pour avoir une approche intellectuelle de son travail, ce qui permet d’être plus lucide par rapport à soi-même« , dit-il. Pour lui, l’ancrage dans le réel – la technique, les matériaux, la structure – ne peut faire l’économie d’une recherche universitaire et vice-versa. La démarche de Lipsky-Rollet, si elle peut surprendre en France, est donc parfaitement légitime ailleurs.
21ème siècle : « Notre vie est partagée, de moitié, sur deux siècles« , dit Pascal Rollet. Tous deux sont en effet nés en 1960. « La grosse question est : ça va être quoi l’architecture du 21ème siècle ? C’est un gros challenge : va-t-on être capable ou pas ? Ce qu’il faut est ne pas parler de ce qu’on a fait mais de ce qu’il y a à faire. Les notions de société, de culture sont en jeu !« , s’exclame-t-il. « Depuis 20 ans que l’on travaille nous avons acquis des convictions mais une réponse formelle, prête à digérer n’est évidemment pas disponible« .
Selon eux, deux grandes figures vont s’affronter. Les voici, sommairement :
Figure 1 : L’homme urbain. « Il s’agit d’une formule juvénile de l’entassement vertical, on recrée le monde et la nature, la tour avec la nature dedans. C’est un concept très présent chez plein d’architectes ; ils en rêvent« .
Figure 2 : La vision individualiste, type « petite maison dans la prairie« .
En clair, l’opposition entre un grand vertical (« la grande érection des Anglo-Saxons« ) et un grand horizontal, celui des Allemands et des Hollandais dont l’étalement est source d’autonomie. D’un côté la tour, la pyramide et leur société hiérarchisée, de l’autre une société plus égalitaire et plus ‘nivelante’. « Quel choix fait-on ? Les architectes croient qu’ils sont maîtres de ce choix mais c’est la société toute entière qui décide. Le débat autour du Grand Paris est à cet égard instructif. Il tourne autour de la verticalité mais on finit par parler de structure horizontale car tout développement rural est plutôt horizontal« .
Vocation : « J’ai le sentiment, en terme d’architecture, que je ne suis pas là pour me faire plaisir mais que j’ai vocation à transformer le monde dans lequel on vit. Sinon, ça ne vaut pas le coup« , explique Pascal Rollet. « Dans cette notion de transformation du milieu se pose forcément la question de ‘Comment vont y vivre les enfants' », ajoute-il. A Grenoble, il a monté un institut sur ‘l’habitat en relations d’aujourd’hui’.
Marais : L’agence rue de la Perle, au dernier étage d’un « très bel immeuble mais qui se décatit » est leur troisième agence, toutes situées dans le Marais à Paris. « Dans un village ; c’est très bobo comme situation« , convient Florence Lipsky, qui vit à quelques pas. Pascal Rollet habite, lui, à Bastille. Le lieu est intriguant, non dans son décor mais dans son agencement ; en effet, carré ou presque, il fait tout le tour d’une cour intérieure et offre ainsi des vues sans cesse renouvelées, tant sur l’agence que sur Paris. On y accède par un minuscule ascenseur, lequel limite de fait la taille des maquettes.
« Ce fut un coup de bol de trouver ce truc là ; une vieille dame louait à des tarifs pas chers pour être tranquille« , expliquent-ils. Un nouveau propriétaire attend désormais la fin du bail afin de récupérer un lieu qui, s’il n’est pas large (ce qui interdit toute notion de décoration ou de design – c’est un lieu de travail quel que soit le sens emprunté pour en faire le tour -), n’en reste pas moins exceptionnel.
Le départ, dans cinq ou six ans, sera une étape « importante » estiment d’ores et déjà Lipsky-Rollet. « Nous resterons dans un milieu urbain, si possible dans le coin« , espère Pascal Rollet. « Le PLU devrait permettre de construire un étage de plus, on va se trouver un toit« , ajoute Florence Lipsky. Habiter sur les toits est un de leurs dadas. Ils ont d’ailleurs calculé que la superficie des toits de Paris est de 38 millions de m². C’est un fait, ils aiment les chiffres autant que les mots.
Organisation : Florence Lipsky et Pascal Rollet utilisent à plusieurs reprises le mot ‘tension’. « Il y a une tension entre deux pôles, soit le pôle matérialiste : comment fait-on le béton ? et le pôle intellectuel : dans quelle société veut-on vivre ?« . « On se consume peut-être mais on n’a jamais voulu choisir entre les deux, on ne voit pas comment c’est possible autrement« , disent-ils. Ou encore : « [Notre métier] c’est du 24h/24, il faut une énergie phénoménale, il y a des tensions très fortes« .
En fait, ils ont fait le choix jusqu’à ce jour que l’agence garde des dimensions relativement réduites (ils sont une quinzaine à l’agence). Ils portent beaucoup d’attention aux chantiers, Pascal Rollet, de par sa formation, Florence Lipsky, par goût. « Une journée ‘intempérie‘ », note-elle comme il neige dehors. Ils expliquent d’ailleurs que l’agence a connu un « basculement » à l’arrivée de leur collaboratrice Emilie Klein, architecte qui leur a fait franchir un cap dans la gestion d’une SARL. Par ailleurs, trois de leurs collaborateurs architectes (Antoine Neto, Laurent Thierry et Christophe Wilke) sont avec eux depuis plus de cinq ans. Ils se sont découverts une « capacité à déléguer » et Lipsky-Rollet ne s’en porte que mieux avec ce nouvel esprit-maison.
Grenoble : « Le point de départ, c’est l’école d’architecture de Grenoble qui, dès l’origine, croise architecture et labos de recherches et les échelles locales et internationales« , explique Florence Lipsky. « C’est ainsi que j’ai connu une première expérience, loin, dans l’océan indien« , reprend Pascal Rollet. Ce dernier en devient intarissable. Florence, qui s’était absentée quelques minutes, revient et l’entend : « Ah, t’es parti sur Grenoble !« . Bref, une étape importante pour tous les deux.
Rayonnement : « Pourquoi nous avons accepté ce portrait ?« . C’est Florence Lipsky qui pose la question et, sans attendre, y répond. « La diffusion [de l’architecture] française est très limitée, peu diffusée à l’étranger. Le rayonnement français se fait entre nous. Le problème est que le rayonnement à l’étranger est très faible. La diffusion sur Internet donne une plus grande portée à l’information, porte plus loin le mouvement. Ce qui nous intéresse dans la proposition est ce ‘rayonnement’. Si l’on prend [le Musée du Cristal] Saint-Louis [à Saint-Louis-lès-Bitche] comme sujet de discussion, on constate que des gens viennent du Japon pour aller dans un village en France de 400 habitants. Le rayonnement proche et lointain sont deux enjeux qui se croisent et se répondent aux deux échelles« , dit-elle.
Portrait : Voilà, c’est fait
Christophe Leray
* Les 101 mots de l’architecture à l’usage de tous, de Florence Lipsky et Pascal Rollet ; Editeur : Archibooks + Sautereau éditeur ; Format : 10cmx21cm ; 126 pages ; Couverture : broché ; Intérieur : Noir et Blanc ; Prix : 12,90 euros.
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 28 janvier 2010.