
L’espace urbain est au cœur des films de science-fiction, présents au cinéma depuis un peu moins d’un siècle. Ils montrent des villes imaginaires marquées par l’urbanisme et les trouvailles technologiques de leur époque. Pourtant, depuis Metropolis, en 1927, ces cités se ressemblent toutes. Villes verticales, anxiogènes, ultra-rapides, dangereuses, comme si l’espace l’urbain ne pouvait tenir un autre discours. Pourquoi ?
A priori, l’amateur du genre pourrait s’attendre à trouver une expression de la ville visionnaire, fut-elle fantasmée. Pourtant, la Los Angeles de 2019, décrite par Ridley Scott dans Blade Runner n’aura rien à voir avec la réalité de 2017. De fait, les cités représentées dans les films de science-fiction ressemblent plus à New-York ou à Hong-Kong ravagées par la violence et les maladies qu’à des villes inventées sorties tout droit de l’imagination fertile des cinéastes. Pourtant, la série télévisée Les Jetsons, le célèbre dessin animé produit au début des années 60 par les studios Hanna-Barbera, montrait que faire œuvre d’anticipation n’est pas interdit. Les Jetsons avaient même déjà Rosie le robot pour faire le ménage (un robot féminin !).

La ville comme élément de décor est peut-être l’un des éléments structurels les plus importants du récit de science-fiction. L’urbanisme massif est associé à la modernité dans l’imaginaire collectif. Elle vient donner de la profondeur à l’histoire, souvent futuriste, en créant un univers fascinant. Dans le récit de science-fiction, la ville revêt aussi une ultime fonction car c’est elle qui définit le temps et l’esprit contemporain du récit. Son architecture et son organisation deviennent dès lors un moyen de créer une impression de futur et de laisser entendre que de grandes avancées technologiques ont changé le monde que nous connaissons.
Ce n’est pourtant pas faute de s’entourer des meilleurs pour imaginer leurs villes de demain. Wim Wenders avait demandé à Jean Nouvel en 1990, de mettre en scène la Tour sans Fin dans son film Jusqu’à la fin du monde. Quand à Ridley Scott, il s’attachera les faveurs du designer futuriste Syd Mead pour imaginer Los Angeles en 2019. Il aura aussi été influencé par l’univers fantastique du dessinateur Moebius et par le célèbre tableau Nighthawks d’Edward Hopper.

Pourtant les cinéastes ne font rarement plus que se référer au passé, aux mythes bibliques et universels et c’est l’histoire et l’évolution des villes du XXe siècle qui sont la source de la ville de science-fiction et la fabrique de la mythologie urbaine. La ville du futur au cinéma est surtout le champ de bataille des temps modernes où se jouent les grands enjeux sociétaux contemporains. Alors pas d’utopie urbaine à proprement parler dans les films de SF, pas de ville de rêve, ni de ville du futur idéale, sinon un retour nostalgique à la ville d’autrefois, comme dans la fin du film Interstellar ou celle des bons sauvages d’Avatar. Sinon, c’est une constante que ce cinéma semble se complaire dans un urbanisme pessimiste bien noir et angoissant.
En réalité donc, si l’on attribue communément au cinéma de science-fiction un pouvoir d’anticipation et de représentation de la ville du futur, peu d’innovations en sont réellement issues, ce qui interroge la valeur prospective du cinéma de genre. Certaines représentations urbaines proposées par ces œuvres sont, bien plus encore que l’extrapolation de nos peurs et de nos espoirs, une métaphore de nos cités actuelles. Les peurs des dérives politiques, l’angoisse face à un climat qui se détériore, la trouille des robots en tous genres, fabriquent les mêmes villes du futur.

Pour décrire une société́ hypothétique, il suffit alors souvent de décrire une ville existante, avec quelques gratte-ciel de préférence, pour faire plus moderne. Son organisation interroge l’état social et économique, la volonté politique du pouvoir en place. Son urbanisme donne la mesure du contrôle de la police en même temps qu’il donne un aperçu de l’esthétique de l’époque. Paradoxalement, c’est à cause des villes telles qu’elles sont aujourd’hui que les villes futuristes telles que nous pouvons les voir dans les films de science-fiction ne sont pas vraiment des villes, des décors tout au plus mais la représentation d’une certaine idée de la société urbaine.
Le cinéma de science-fiction nous parle du présent, de notre société, de nos peurs et de nos espoirs et quand le peintre utilise son pinceau, le réalisateur-architecte nous montre une ville. Le cinéma n’est pas voué à créer de nouvelles images de la ville. Il n’en a pas besoin car il peut utiliser des images d’Epinal que tout un chacun peut comprendre et dans lesquelles le spectateur peut se projeter.
Dit autrement, dans le cinéma d’anticipation, la ville est un espace mais rarement une utopie. Son discours est nettement moins social que son équivalent en littérature. Aussi peut-être parce qu’un film coûte beaucoup d’argent et que le genre appelle le grand spectacle.

Il n’y a pourtant aucune raison de ne pas laisser parler l’imagination puisque la fonction première de ces images est d’opérer un dépaysement absolu, qui doit emmener le spectateur loin de ses repères familiers, dans le temps et dans l’espace. En réalité, la science-fiction ne retient des sciences techniques que leurs apparences qu’elle utilise pour ses décors, ses produits et ses effets. Son sujet n’est pas d’approfondir ou développer l’essence d’une démarche intellectuelle urbaine mais d’illustrer les implications comme les conséquences matérielles et sociales de celle-ci. En rendant vivante une ville du futur, une ville extrapolée, les cinéastes évoquent une ville du présent simplement en exagérant certaines de ses caractéristiques.
Les cités des films de science-fiction nous montrent les craintes des sociétés de leur époque. Chaque ville incarne, sous forme architecturale, le fantasme d’une société où un trait particulier aurait été amplifié à l’extrême. Les auteurs de science-fiction ne décrivent donc pas le futur, ils nous parlent avant tout du présent et leurs visions fantasmées de la ville ne seront guère utiles aux urbanismes appelés à construire les cités de demain.

L’image l’emporte sur la réalité́ ou la prospective. La ville de science-fiction serait conjointement une exagération et une projection du réel imaginées dans la continuation d’un phénomène engagé, d’une perversion du sens, de la symbolique de la ville, voire sa perte totale. Le cinéma n’invente pas, il sait regarder ! Constat terrible mais irréfutable. Cet art fait œuvre de pédagogie, en nous montrant, dans ses visions de la ville du futur, les travers de celles du présent.
Comme la ville du XXIe siècle se plaint des mêmes maladies que celle du XXe siècle, normal que les cinéastes utilisent les mêmes mots pour traiter les mêmes maux.
Léa Muller
*Jules Michelet, historien